Séverine

Au pays noir - Les mineurs



La Belle Camarade” peinte par Pierre-Auguste Renoir, Amélie Beaury-Saurel, Louis Welden-Hawkins... photographiée par Nadar... (*), de son vrai nom : Caroline Rémy fut journaliste, féministe, pacifiste, militante, communiste, anarchiste...
Elle fut aussi et surtout la “compagne de route“ de Jules Vallès qu’elle rencontra lors de son exil à Bruxelles et avec qui elle partagera ses engagements jusqu’à sa mort en 1885.

"Née dans le camp des heureux, en plein boulevard de Gand -graine d'aristo, fleur de fusillade- vous avez crânement déserté pour venir, à  mon bras, dans le camp des pauvres, sans crainte de salir vos dentelles au contact de mes guenilles, sans soucis du « qu'en-dira-t-on bourgeois »
(Jules Vallès , extrait de la dédicace du livre “La Rue à Londres”, publié en 1884.)

Séverine, dont une rue et un quartier de Saint-Etienne portent le nom, vint plusieurs fois dans la région stéphanoise. En 1890 suite à la catastrophe du puits Pelissier, en 1991 suite à la catastrophe au puits de la Manu, puis une année plus tard. (les catastrophes) Plusieurs reportages s’en suivront.

La petite mère des mineurs“ comme la surnomèrent les mineurs stéphanois fut une des rares femmes à descendre à cette occasion, dans un puits de mine pour y voir et décrire la réalité du “travail en enfer“.

Ci-après, l'ensemble des textes de ses reportages.


Sommaire

Au pays noir
• Les 90 cercueils
• La descente aux enfers
• Encore deux catastrophes
• Le mangeur d'hommes
• Les deux enterrements
• Au pays noir
• Les mineurs parlent
• Les esclaves modernes
• L’enquête
• Retour de Saint-Etienne
Les mineurs
• Au puits de la Manu
• Les Funérailles
• La cité des larmes
• En haulocauste
• Notes
• Portraits
• Annexes



(⇡ haut)

Au pays noir

LES 90 CERCUEILS


Saint-Etienne, jeudi 31 juillet 1890, 9 h 40 soir.


Une nuit sereine, toute baignée de clarté, ruisselante de rayons.

Sous les reflets d'astre, la terre s'épanouit heureuse.

Une buée monte ainsi qu’une vapeur d'encens vers le ciel immuablement pur.

Le sol est pétri de sucs, la sève fait éclater l'écorce comme un sein de nourrice trop gonflé de lait. Les moissons se penchent courbées par la lourdeur des grains ; une impression inouïe se fécondité, de bien-être, de joie sereine et profonde, s'épand sur les êtres, les choses et les gens endormis.

Tout au fond de la plaine, presque à l'horizon, un chant d'oiseau s'élève, si limpide, si cristallin, si perlé, qu'il domine les bruits de la bête humaine en marche, le craquement de ses reins puissants, le souffle de sa géante poitrine, le tintamarre de ses vertèbres de fer. Ah ! le beau le bon pays que ce Nivernais qui nourrit son homme, pour peu que l'homme se penche et laboure du bout du soc le terrain gras où tous les oiseaux de France semblent avoir lâché le grain de leur bec et fait les semailles au lieu de les picorer.

Qui nous dit donc que des Français peuvent périr de famine ou faire pour vivre des métiers qui font mourir ?.. Prenez et mangez, voici du blé ! Prenez et buvez, voici du raisin ! Il y a assez en cette province bénie pour tous ceux qui ont soif, pour tous ceux qui ont faim !

Ouvre ta huche, laboureur ! Ouvre ta grange, fermière ! Ouvre ton cellier, vigneron ! La chair des épis et le sang des vignes repousseront d'eux-mêmes sur le sol rose, sur les ceps dévastés !

Le soleil inonde à flots la terre éveillée ; mais sa lumière, trop blanche, est comme tamisée de brouillard, un brouillard gris, qui intercepte les magnificences du jour.

Il passe par rafales, dessinant de vagues formes ainsi qu’une tourmente de légende, un retour à l'aurore de la chevauchée du sabbat.

Le sol, aussi, a changé d'aspect ; ce n'est plus ce beau terreau, fauve comme le fumier et, comme lui, suant l'abondance à peine entrevue sous sa crinière d'avoines mûres ou sa toison de vertes luzernes.

Des collines, et puis des collines, ravinées, creusées, hachées, un aspect de visage dantonesque, plein de boues et de trous, couturé par la maladie. Une poussée d'eczéma semble amener le sang à fleur de peau dans tous les replis de cette face terrible, partout où une dartre de gazon rare ne met pas sa tache douteuse, le sable rougeâtre, le roc couleur de brique frappent et blessent les yeux.

Tout à coup, à droite, sur un versant du coteau, la première mine, le premier puits, et, au-dessus, tout de suite le dominant de ses croix noires qui donnent l'illusion d'un vol de corbeaux, les ailes étendues annonçant le désastre et la mort : le cimetière de l’exploitation.

- Ah ! je te reconnais, sol maudit ! tu es le « pays noir » , la patrie des catastrophes immenses, la géhenne où les mineurs peinent, souffrent et meurent comme des héros !

L'astre s'obscurcit de plus en plus, un grésil de suie vient battre les vitres du wagon comme s'il neigeait sombre. Les maisons tout à l'heure basses, écrasées, toutes petites, aussi basses que des taupinières, se font géantes maintenant, pour loger toute leur chair à grisou, et de partout les cheminées des puits surgissent, comme ces bras de blessés ensevelis avant que d'être mort et qui se dressent tout droits vers le ciel !…

- Saint-Etienne ! crie-t-on sur le quai.



Michel Rondet, le secrétaire du syndicat des mineurs, m'attend devant la gare.

Les obsèques sont pour dix heures ; j’ai à peine de temps de courir à l'hôtel de France me débarbouiller un brin et passer, une robe noire.

- Non, fait Rondet. Il faut que vous veniez tout de suite à Villebœuf.

Une voiture nous y mène : un de ces immenses landaus à quatre places, qui ont un faux air de voitures de sacre et sont tout bonnement les fiacres de Saint-Etienne.

La route monte à pic ; du charbon en poussière- sous les sabots des chevaux, de la poussière de charbon dans l'air qui flotte lourdement sur nos têtes. On respire noir.

Soudain des sentinelles, l'arme au pied, devant la palissade qui enclôt le puits, une palissade où la foule, l'autre jour, accourue à la catastrophe, a fait brèche d'un élan furieux. Ce sont ces brèches que gardent les soldats.

Une foule attend devant la porte. Des morts, encore, ne sont pas reconnus. Une foule éplorée et silencieuse où dominent les femmes et les enfants. Les gendarmes les empêchent d'entrer. Notre voiture passe devant la lampisterie et nous dépose au seuil de la recette.

Par l'huis entr'ouvert de la forge, on voit s'affairer les cornettes des Soeurs de charité. Elles découpent dans de vieux draps des bandes de calicot qu'elles épinglent en croix sur les draps mortuaires. Est réputé drap mortuaire tout lambeau d'étoffe noire assez grand pour recouvrir un cercueil. Les pompes funèbres ont été prises de court : cent vingt morts d'un coup, quatre-vingt-dix convois pour la première fournée ! Le spectacle est épouvantable partout.

Près des cages sous les appentis, dans tous les coins et recoins, des cercueils. On s'y cogne, on s'y butte ; j'y accroche mes jupes, j'y meurtris mes pieds ; quelques-uns me semblent d'une dimension exagérée, je demande pourquoi :

- Voila, me répond un des mineurs ; on les avait fait l'année dernière pour ceux de Verpilleux, qui ont dû être laissés au fond du puits.Ils étaient bien plus enflés ceux de VerpiIleux !

Mon sang se glace à l’idée de ces bières attendant douze mois sous un hangar quelconque, leur provision de viande humaine, si sûres qu’une prochaine catastrophe la leur fournirait et au delà I

Un porion s’approche :

- Voulez-vous voir un mort ?

J'hésite. Un confrère m'appelle.

- N’ayez pas peur, venez, on dirait une momie.

Une momie, oui ! avec affreux rictus qui lui découvre les dents, ses bras amincis et comme allongés, qui ont pris, dans le trépas, quelque chose de simiesque, la patine noire qui en fait une statue de bronze semblable aux dieux égyptiens. La mine, l’ogresse, se venge de ceux qui lui ont pris son charbon : elle en fait du charbon à son tour. Je n'ai rien vu de si affreux depuis l'incendie de l’Opéra-Comique, et la même odeur de phénol, le même relent asphyxiant de pourriture humaine, empoisonne l’atmosphère, vous met le cœur aux, lèvres, dans un involontaire hoquet.

Les quatre-vingt-dix cercueils sont rangés par deux de front, à la file, sur les bas côtés du cours Sauzéa.

On les a sortis du préau de la mine par la porte béante qui laisse entrevoir le campement de soldats. Sur chaque bière, deux petites couronnes d'immortelles jaunes offertes par la municipalité.

Si pauvre que soit la famille, elle y a ajouté un petit bouquet, un bourrelet de perles, un rien, qui lui permette de distinguer son mort dans la foule des morts.

Les femmes sanglotent ; les hommes me font peur avec leur résignation farouche, où gronde une colère ; les mères se jettent, les bras, étendus, sur le dernier berceau de l'enfant qu'elles ont porté, enfanté, allaité, élevé et que, plus jamais, elles ne re verront !

Les autorités, ministre, préfet, général en tête, témoignent l’affliction de rigueur. Un groupe de notables, à quelques pas de moi, cause du sinistre :

- Et vous dites que la mine n'a rien ?

- Non, rien, je vous assure.

- Ah ! tant mieux !

Pendant ce temps, un mineur, tout près, explique qu’il est descendu le premier après l’explosion, parmi îa fumée du grisou, pour sauver ses camarades, au péril de sa vie, et un prêtre qui porte sur sa soutane un peu râpée, Ia médaille militaire a, tout le long des joues, deux gros ruisseaux de larmes qui éclaboussent son rabat.

Les porteurs hissent les brancards sur leurs épaules, le cortège se met en marche. Il y a de l’infanterie de la cavalerie, les dragons, des gendarmes et des pompiers. Je laisse passer tout ce qui porte un uniforme, tout ce qui a un grade, un emploi officiel, une fonction. Ma place n’est point parmi ceux-là, elle est parmi les humbles gens, dont les lamentations déchirent l’air.

Voici justement deux femmes : une jeune fille et une vieille, misérablement mises et qui pleurent à cœur fendre derrière un cercueil - je me trompais tout à 'l'heure - sur lequel est déposé seulement l'hommage administratif de la mairie.

Hé quoi ! Pas même pour deux sous de fleurs, pour dix sous des verreries enfilées, comme par des sauvages, dans du fil de laiton ! ! ! Je les interroge : elles ont deux morts, celles-là, dans leur maison, les deux frères, le père et l’oncle de cette fillette que le chagrin courbe en deux comme une antique aïeule, et ils sont sept à nourrir, sept qui doivent manger tous les jours que Dieu fait, ou se tuer.

Je leur remets mon obole en une poignée de main, où j'ajoute un peu de moi, toute ma pitié, toute ma fraternelle tendresse. Mais nous voici à Notre-Dame. Seuls d'abord, les cercueils pénètrent dans l’église ; j’entre derrière eux. Le spectacle est navrant et saisissant, plus que je ne saurais le dire, avec toutes ces couronnes d’immortelles régulières et jaunes, sur le fond sombre des draps.

On dirait l'océan un soir de tempête, un océan sur lequel flotteraient éperdues toutes les bouées de sauvetage, dont les naufragés las se seraient détachés jusqu'au dernier.

Les orgues soufflent en tourmente ; un ouragan d’harmonie funèbre passe, frissonnant sur les quatre-vingt-dix chrétiens rangés là, attendant l'absoute, ces martyrs.

Le cortège se reforme, nous nous remettons en marche. Plus on avance, plus les clameurs des femmes se font aigües et pénétrantes. On dirait une cohorte de pleureuses, suivant les cendres d'un riche patricien, au temps de la Rome antique. Un riche !…

Et ces masures que nous traversons, et ces enfants pieds nus, en guenilles, et ces ménagères hâves, et ces hommes qui, tristes, regardent passer leur avenir !

Une montée à pic, qui fait vaciller les porteurs, tandis que la sueur leur ruisselle du front.

En haut, je me retourne : le spectacle est inouï ! Cette escalade de cercueils s'étend aussi loin que la vue peut porter, et mes yeux tombent sur cette inscription gravée. au fronton, de l'église évangélique en ce pays de misérables : « Si le Christ vous affranchit, vous serez vraiment libres. »

La route, d'ailleurs, a été pleine de ces rencontres, de ces coïncidences qui semblent une consolation ou une raillerie du destin.

Place du Peuple, tout à l’heure, n'avons-nous pas défilé devant les arcs de triomphe du 14 Juillet ? Ils portaient, comme, inscription : « Ici l'on danse », et j'ai eu Ïe coeur serré en songeant que le grisou les avait vraiment fait danser, ces malheureux qui, il y a quinze jours, croyaient célébrer leur libération.

Nous voici au cimetière ; soixante-dix hommes ont été employés, depuis trois jours, à creuser l'immense tranchée qui doit contenir les quatre-vingt-dix cercueils. Ils feront suite aux deux cents de Verpilleux comme les deux cents de Verpilleux faisaient suite aux cent cinquante du puits Chatelus. Les géologues savent l'âge de la terre d’après ses couches verticales ; les penseurs pourraient, ici, mesurer la résignation des pauvres d’après les rangées horizontales que trace chaque génération.

Les bières sont, comme à Notre-Dame, couchées les unes à côté des autres ; le lamento des désespérés grandit encore.

Le cortège officiel salue et s'en va. Il fait bien. De la foule, une voix gronde, qui interpelle le ministre :

- L’an dernier, à pareille époque, en pareille circonstance, vous nous aviez fait de belles promesses, que vous n'avez pas tenues ; c’est votre, faute si nos frères sont là ! !

Je dépose sur la première tombe une couronne que j'avais apportée de Paris, et m’éloigne.

Au sommet du cimetière, les autorités, dorées, empanachées sous le soleil, disparaissent comme en une gloire. En bas, dans l’ombre, une multitude, de gris vêtue, sanglote, s’indigne, pleure ou prîe.

O justice !

(source : SEVERINE, Au pays noir, Les 90 cercueils “Le Gaulois“ du 1 aout 1890, Gallica)


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Au pays noir

LA DESCENTE AUX ENFERS


Saint-Etienne, 1 août 1890


II est sept heures, le réveilleur de l'hôtel exécute contre ma porte un roulement bien senti. Il a l'air de faire une sommation.

- Madame, faut se lever ! il est temps  !

Il est temps, en effet, car, à neuf heures précises, je dois être là-haut, a Villebœuf, pour descendre dans la mine. Je serai la première Parisienne, la quatrième femme qui, depuis que l'exploitation existe - et voici déjà un bon moment - aura fait le voyage.

Deux Anglaises et une Stéphanoise m'ont précédée, mais en temps de calme ; tandis qu'en ce moment la terre est méchante, traîtresse, inapaisée… en dépit de ses cent cinquante meurtres !

Je pense à tout cela en m'habillant tant bien que mal, plutôt mal que bien, car on m'a prévenue qu'il faudrait, avant de prendre place dans la « cage », revêtir le costume des mineurs et, ma foi, j'ai un joli trac.

Non pas du danger, mais cette horreur de l'ombre qui m'a empêchée de visiter les catacombes et m'a arrêtée net à l'entrée des galeries de lave où revit Herculanum.

Je suis bien, de ma race, amoureuse d'air et de soleil, capable de bravoure si la lumière rit dans les feuilles, beaucoup moins faraude si la nuit a éteint la lune, sa grosse lampe, et souffle les étoiles, ses lampions.

Et pour peu que l’obscurité se complique de l'enfouissement, de l’oppression affreuse que cause la dépression de l'atmosphère et l'odeur de moisi, j ai franchement peur, je n'ai que le courage du libre espace sous la libre clarté.

Mais, quand on porte mon nom et qu’on vient pour défendre les pauvre gens, on n'a pas le droit d'être lâche, même nerveusement.

Je me précipite dans mon cache-poussière, comme Decius se jeta dans le gouffre ; je campe mon chapeau sur ma tête, du geste héroïque dont Jason dut coiffer son casque avant de s'embarquer sur l’Argo.

Je pars un peu comme lui à la conquête de la toison d'or. Si mon récit intéresse les lecteurs du Gaulois, ils donneront davantage… En route donc !

Nous voici à Villebœuf. La troupe a quitté l'exploitation. Seule, dans la cour, une pile de brancards rappelle l'effroyable cérémonie d'hier. Mais la catastrophe est présente dans les moindres détails.

Le sol est jonché de mèches de foin et de flocons d'ouate, les uns comme pouacres, les autres tout huileux.

Ce sont des bouts de peau humaine, des paquets de sang coagulé, qui relient ensemble les fins cheveux verts des prés ; c'est la suppuration des blessures et la graisse qu'on y appliquait qui roule en boules lourdes et luisantes le coton neigeux.

Tout cela, d'ailleurs, est souillé de boue charbonneuse. Le phénol, répandu à flots, a mêlé ensemble charbon d'homme et charbon de mine.

J’entre dans une petite pièce attenante à la direction. Une petite pièce encombrée de seaux, de bois, de pains de savon de Marseille, de serviettes, d'effets. Sur une chaise est mon futur costume une culotte de toile bleue, une cote idem, une chemise d'homme noire et blanche en cotonnade de Vichy, un petit serre-tête d'étoffe violacée et un chapeau de feutre bas aux bords rabattus comme un « capello » de bandit calabrais.

Aux pieds, j'ai de vieilles chaussures à talons plats que je dois à l'obligeance de la directrice de l'hôtel. Mes bottines de « parigote » m'auraient laissée en route sur le terrain rugueux et rocailleux des galeries.

En un tour de main, la métamorphose est faite : il ne reste de moi qu'un garçonnet un peu dodu, mais d'autant plus crâne que ça fait rudement toc-toc là à gauche, sous mon plastron d'homme.

Du monde dans la cour, des femmes aux paupières ourlées de rouge par les larmes, qui me serrent la main sans me connaître et sans dire mot.

Elles qui ont de la mine, cette mine qui les fait orphelines, qui les fait veuves, qui leur prend leurs frères, leurs fils, leurs soutiens, une terreur presque religieuse, et n'y sont jamais descendues, se font de mon acte si simple une idée surhumaine. Elles se figurent presque que je vais en bas vaincre le Dragon, tuer le méchant esprit du grisou qui mange leurs hommes, et leur tendresse muette se nuance d'inquiétude.

Nous attendons la revenue de la cage au fond de la recette.

Sur des tréteaux, encore quatre cercueils ouverts dans la pénombre ; ils ont leur chargement de morts : des malheureux qui n'ont pas été reconnus, dont pas un parent ne suivra le convoi et qu'attend l'anonymat du tombeau.

L'un d'eux a été remonté dans un tel état de décomposition qu'on l'a sorti de la cage presque avec des pelles. Son frère n'a pu dire : « C'est mon frère ! » que parce que l'orteil du pied droit manquait, coupé, il y a six semaines, dans un précédent accident, et il s'est jeté à pleins bras, à pleines lèvres sur cette pourriture qui lui gluait aux manches.

C'est dans cette même cage que nous allons descendre. La voici : nous y prenons place, M. Flamin, un des plus jeunes et des plus distingués ingénieurs de la Compagnie, qui a bien voulu se faire mon guide, un de nos confrères et moi.

Dans le compartiment de dessous s'accroupissent le docteur Alvin, le très éminent médecin de Saint-Etienne, et Michel Rondet, secrétaire général de la Fédération des mineurs de France.

- Au revoir ! disent les femmes.

Et la cage descend, tombe plutôt, avec une rapidité vertigineuse.

Du noir, et du noir, et du noir, troué vaguement par le lumignon de la lampe que chacun de nous tient à la main.

Un vacarme effroyable nous assourdit, une pluie glaciale nous inonde les épaules. Elle est affreuse, cette descente, qui dure six éternelles minutes une minute par cent mètres !

Un choc violent ; deux autres petites lampes se meuvent devant nous dans les ténèbres : nous sommes arrivés.

Le boisage de cette galerie, dit boisage anglais, est fort beau. Figurez-vous des troncs d'arbre, hauts d'un mètre environ, et serrés les uns contre les autres, comme les murs de certaines cases de nègre.

Appuyé sur ces deux murailles, et se rejoignant en angle droit, le plafond fait mêmement. A cause de cette disposition, on peut marcher debout au milieu de la galerie ; mais sur les côtés, il faut incliner le front pour ne se le point cogner.

Un arrêt : c’est le poste d'examen des lampes. Un vieux mineur assis là les vérifie minutieusement, l'une après l'autre. Sur la gauche, un battant de porte énorme, épais de quatre doigts, gît défoncé ; c’est l'explosion qui l’a décroché de ses gonds et lancé là comme un jouet abîmé.

L'atmosphère s’alourdit: le plafond, carré désormais; s'abaisse de plus en plus.

- Gare aux têtes ! crie l'ingénieur.

Et, une minute plus tard :

- Gare aux jambes !

Le sol, en effet, est jonché de débris de toute espèce : éclats de bois, poutres, outils de travail, et je le sens qui s’amollit ; avec cela, on glisse sur les rails, et il faut à toute minute se blottir dans des trous pour laisser passer les bennes, qui, parmi cette ombre diffuse, semblent chargées de diamants.

Un faux pas : c’est moi qui l'ai fait, croyant poser le pied sur du terrain solide, et j'ai de l'eau au-dessus des chevilles. C'est le mirage de la mine, cela, l'illusion d'optique, causée par les crevasses pleines d'eau.

Il nous faut reculer sur cette pente, la boue nous monterait aux genoux.

Des hommes y travaillent pourtant, les pattes glacées, dans l'humidité jusqu'à la ceinture, faisant provision d'infirmités pour le jour où, la mine ne voulant plus d'eux, il leur faudra crever de faim !

Leur face, noire comme la muraille, se confond avec elle, et il semble que ces murs, qui ont vu tant d'affreuses choses, ont des yeux, des yeux très doux, pleins de résignation et de désespérance.

Nous quittons le « dessous » pour monter à la galerie supérieure.

- Cela va être dur, madame, observe doucement M. Laporte, le savant et expérimenté ingénieur, qui nous a pris à la sortie de la cage et veut bien accompagner notre petit convoi.

Je le sais bien, que ça va être dur ! mais, puisque j'ai « voulu » descendre je « veux » tout voir.

Un escarpement de grenaille de charbon qu'il faut gravir en rampant sur le ventre, tant le plafond est près du sol, un chemin de taupe où l'on perd l'haleine, la vue, l'ouïe, tant il vous entre de poussière noire et subtile dans les poumons, dans les yeux, dans les oreilles… C'est atrocement douloureux. La sueur nous ruisselle du front, les habits se collent à la peau, comme trempés d'eau bouillante, et la température, soudain, devient ardente, intenable : 40° minimum.

- Relevez-vous ! Asseyez-vous !

Si, l'on s’assoit ! Mais, sous ma main, le charbon est tiède comme s'il achevait de se consumer.

Les hommes travaillent nus jusqu'à la ceinture, imperturbables, d'un fatalisme presque oriental, et plein d'une simple grandeur.

Quelques-uns. reconnaissant une femme, ont un bon sourire amical qui éclate, tout blanc, dans leur visage de nègre. Mais ils se détournent peu de la besogne et s'y acharnent vite à nouveau.

- Que gagnent ces hommes ?

- De cinq à six francs par jour.

- Cinq à six francs par jour ! Et c'est pour cela qu'ils acceptent cette vie sous terre, ce travail horrible, ce danger permanent, cette atroce mort !… Et les mutilations, pires que la mort  !

- C’est à ce point de la mine qu'on a découvert le plus de cadavres, nous dit un des ingénieurs.

Je le sens bien ! Les senteurs de putréfaction emplissent l'atmosphère, mais il s'y mêle une odeur âcre de poils, de corne et de cuir roussis.

- Ce sont les chevaux, me répond-on ; on ne les a enlevés que d'hier.

Et dans cette chaleur, dans cette puanteur, dans ces ténèbres, tout à coup une chanson s'élève douce et stridente.

C'est le seul animal qui accompagne l'homme, sous terre, à ces inouïes profondeurs, l'unique compagnon du mineur : le grillon des mines. A l'appel du premier, un second a répondu, puis un troisième.

Maintenant, ils nous donnent un vrai concert. Ils sont si minuscules, si humbles, que le grisou qui abat l'homme épargne l'insecte.

Après le grand silence qui succède aux catastrophes, le babil du grillon est le premier bruit qu'entendent les blessés. Leurs petits camarades de la muraille leur demandent s'ils sont encore de ce monde, et s'ils souffrent bien !

Pendant que les secours arrivent, ces cigales des sans soleil leur chantent le soleil et le bonheur de survivre, leur promettent le salut et la guérison !…

Je suis fourbue. Rondet, maintenant, me tient par la main et me tire derrière lui.

Avec sa haute taille, son terrible nez aquilin, ses yeux de braise et son immense barbe noire, il ressemble à ces entrepreneurs de ramonage italiens qui achètent des garçonnets aux familles pauvres du Piémont et les entraînent loin de la maison paternelle.

Nous refaisons le voyage en sens inverse, et nous voici de nouveau dans la galerie d'entrée. L'air ici est glacial ; nous nous collons le dos contre la paroi, tandis que les deux mineurs à large chapeau de cuivre et à chape de cuir, chargés du service de la cage, tapent au renvoi.

On nous l'expédie de là-haut. La voici. Nous nous y rangeons et l'ascension commence.

Cette fois, la pluie s'est faite torrent. Une implacable et violente dégoulée s'acharne entre mes épaules. Oh ! le jour ! le jour ! la belle lumière qui réjouit ! Le bon soleil qui réchauffe ! Nous y voilà. enfin !…

J'ai passé deux heures dans la mine. Deux heures ! Les bonnes femmes ont attendu ; je leur dis « bonjour » en courant et me précipite - c’est le mot - dans le cabinet de toilette improvisé.

Un coup d'œil à la glace et un cri d’horreur ! C'est moi ce négrillon, ce « ramona », cet abominable petit bonhomme, qui finit par se rire au nez tant il est vilain !

Un quart d'heure après, redevenue femme, j'emporte la lampe qui m'avait été prêtée et que le directeur de la mine m'a très obligeamment offerte. Elle ne me quittera jamais, celle-là !

Encore quelques poignées de mains, quelques « au revoir ».

Avant de monter en voiture, je me retourne et regarde encore. Je viens de passer deux des plus mauvaises heures de ma vie, et il est des gens dont toute la vie n'est faite que de ces mauvaises heures-Ià.

Ils gagnent ainsi cent sous, six francs, et ils ont tous de trois à sept enfants ! Quand ils sont morts, la veuve a douze sous par jour, chaque petit, cinq sous. La foudre chôme donc là-haut ?

(source : SEVERINE, Au pays noir, La descente aux enfers, “Le Gaulois“ du 2 aout 1890, Gallica)


(⇡ sommaire)

Au pays noir

ENCORE DEUX CATASTROPHES


Saint-Etienne, 4 août 1890


Je ne sais comment je vais vous écrire aujourd'hui, tant la douleur m'affole, tant j'ai peine à demeurer là à ma table, tandis que toute une foule hurle de douleur autour de Villebœuf, de ce même puits Pélissier où je suis descendue, il y a trois jours, afin de vous en donner la description ; qui a tué cent vingt hommes, voilà moins d'une semaine, et qui vient d'en massacrer dix-sept encore en deux autres explosions !

A neuf heures, des coups violents ébranlaient ma porte, non pas le roulement bon enfant du réveil, mais un appel brutal, pressé, désespéré.

- Madame ! madame ! vite… allez à Villebœuf ! il y a un nouveau malheur !

Je saute à bas du lit ; mais les jambes manquent sous moi. Il se trompe, ce garçon. Ce n'est pas possible !

De pareils malheurs ne se renouvellent pas en un si court espace ! C’est une alerte comme on en subit sans trêve en ce malheureux pays.

Et, pour me rassurer, je me répète toutes les affirmations des hommes compétents ; les ingénieurs déclarent volontiers que, une fois le « fonds » lessivé par le grisou, il n'y a rien à craindre.

M. Laur, l'inspecteur général des mines, est reparti, hier, après deux heures d'observations, affirmant que tout danger avait disparu.

Mais ressuscite en même temps mon impression personnelle, faite d'instinct seulement, il est vrai, mais de cet instinct presque animal qui, parfois, dément et déconcerte la science, ses prévisions les plus minutieuses, ses calculs les plus ardus.

Je me rappelle l'aspect méchant et sournois des galeries, dont les parois nous retenaient par le pan de nos vestes, dont les bras de bois semblaient nous barrer le passage, comme en ces féeries qui, à la surface du sol, font tant rire les petits enfants heureux.

Et ces exhalaisons de carbone ! Et ce charbon brûlant sur lequel nous rampions à plat ventre et qui annonçait bien que près de là, à portée de pic, le feu menaçait. Tout cela puait l'embûche, la traitrise, la mort ! A tout hasard donc je me presse et m'habille, si troublée que la hâte me fait plus perdre de temps qu'elle ne m'en fait gagner.

Encore à la porte un heurt vigoureux.

Cette fois, c'est le fils de Michel Rondet.

Mon père m'envoie vous chercher ; mais avant, passez à l'hôpital, il y a un blessé qui voudrait vous parler.

Un blessé ? Un martyr, oui ! comme il y en a dans la légende des premiers chrétiens, alors que les proconsuls les faisaient plonger dans l'huile bouillante, sous les yeux d'un peuple charmé.

Celui-ci semble avoir servi de torche à Néron. Sa figure est à peine atteinte, mais son corps est une plaie. Il ne lui reste que le dernier des sept épidermes, qui forment l'outre humaine, empêchant le sang de couler.

De la tête aux pieds, il est dépouillé comme une anguille ; la souffrance lui arrache des cris atroces, il se roule dans ses draps, qui, par endroits, rougissent là où la toile écorche sa mince peau.

II ne veut pas mourir sans voir sa sœur et me demande, à travers des clameurs qui glacent d'effroi tout l'hôpital, de la faire venir.

Quand je lui promets de télégraphier immédiatement et d'envoyer l'argent du voyage, il hurle un merci déchirant.

Trois autres hommes sont là encore, également brûlés, également tordus par la souffrance, et dont le visage, presque intact, exprime toute la gamme des douleurs qu'un être peut endurer sans tout à fait mourir.

Un cinquième encore a été frappé. On l'a transporté chez lui, rue de l'Epreuve. J'y cours.

Dans le couloir, une vieille artisane se jette après moi, éperdue :

- Mon garçon ! mon garçon ! Oh ! madame, mon fils qui va mourir !

Et elle me sanglote sur l'épaule, et tout son pauvre corps de mère douloureuse tressaille, secoué de maternelle angoisse.

J'entre.

Sur son lit, le jeune homme est étendu. Sa sœur, une fillette, pleure silencieusement, en lui tenant la main. Sa femme, presque une fillette aussi, l'embrasse éperdument.

- Mon homme ! mon pauvre homme ! Tu souffres, dis ? Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

Ses larmes ruissellent comme une pluie d'orage sur le front du blessé.

- Quelle misère ! fait une voisine, c'était leur unique soutien.

Je remets à la mère de quoi leur assurer quelques jours de tranquillité et pars.

Il faut aller à Villebœuf, maintenant.

Nous y accédons par l'escalier de pierre qui descend du cours à la rue de l'Epreuve. En haut, il n'y a plus qu'à traverser la chaussée, parmi une cohue énorme que les gendarmes contiennent à grand’ peine.

Au moment où j'arrive à la recette, à la sortie des cages, un coup de canon semble éclater sous terre et une bouffée de fumée s'échappe du puits.

Misère de nous ! c'est une troisième explosion ! Une clameur formidable de la foule a répondu. Ces mères, ces filles, ces sœurs, ces pères, ces fils, ces frères, ces camarades de peine et de labeur qui ont un parent, un ami à l'intérieur de l'exploitation, y veulent à toute force pénétrer.

Que se passera-t-il tout à l’heure ?… Les mineurs qui, depuis ce matin, travaillent au sauvetage, harassés, fourbus, couverts d'eau et de brûlures, de crasse, de charbon et d'ampoules sanguinolentes, accourent à l'orifice et tapent au renvoi de la cage.

C'est que c'est le meilleur de la mine qui est là-dedans : les dévoués, vieux ou jeunes, qui se sont présentés pour la seconde catastrophe, comme ils s'étaient présentés pour la première, il y a six jours, et que la troisième explosion a surpris, tués peut-être, comme tous ces morts, toutes ces victimes qu'ils ont remontés dans leurs bras, jamais las du devoir, contre leur cœur, jamais las de courage.

Ce ne sont pas des ouvriers ordinaires, ces manœuvres quelconques.

L'équipe de Villebœuf a été décimée par le désastre du 29 juillet : 120 morts, 60 blessés, presque 200 hommes retranchés du personnel ; une partie du reste s'est fait régler, refusant de descendre dans ce traquenard à vies humaines. Pour continuer son exploitation, la compagnie a manqué d'hommes. Car vous pouvez hardiment infliger un démenti à M. Yves Guyot, s'il dit qu'il n'y a pas eu reprise du travail. Il y a eu reprise du travail : je l'ai vu, je l'affirme, j'en ai les preuves !

Je me suis rangée de côté pour laisser passer les bennes, qui roulaient chargées de charbon jusqu'à la gueule.

J'ai attendu que la cage fût montée et redescendue, parce qu'on avait commence à les y installer et que je ne voulais pas que les hommes les sortissent pour me faire place.

Tous ceux qui, avec moi, sont descendus dans la mine ont vu la besogne recommencée par moins d'hommes qu'avant la catastrophe ; mais recommencée, vous m'entendez bien ! Et cela dès le 1er août, le lendemain même des obsèques.

Dites donc cela à M. le ministre des travaux publics !

La cage remonte.

Le docteur Alvin, comme, l'autre fois, les docteurs Draynaudh et Gouilloux, a mis habit bas et attend. Il aura moins d'ouvrage que ses jeunes confrères, grâce au Ciel ! Mais il remplira sa tâche avec autant de zèle et de dévouement.

On fait monter la cage à la recette supérieure, c'est-à-dire à l'appentis de planches qui forme un étage au-dessus de l'orifice des puits.

Car quelques femmes sont parvenues à se faufiler par l'entrebâillement de la porte, et elles emplissent l'air de leurs gémissements.

Trois mineurs sortent brûlés se soutenant à peine, puis d'autres encore plus ou moins atteints. Enfin, à la dernière remontée, une sorte de cadavre roulé dans une couverture est déposé sur le plancher.

Ce paquet, ce demi-cadavre, c'est un héros.

Le père Pic a six enfants, il a été soldat jadis, a fait des campagnes, a bien servi son pays.

Depuis dix-sept ans qu'il travaille dans la mine, il a laissé un peu de sa peau dans toutes les catastrophes, tantôt pour son compte tantôt, et surtout, pour le compte des autres.

Le 29 juillet, il est descendu l'un des premiers, sinon le premier, à la recherche de ses compagnons, et a fait le voyage de la surface au fond jusqu'à la sortie du dernier cadavre.

Dès qu'il a eu appris la première explosion de ce matin, il s'est jeté comme un fou dans l'une des cages allant jusqu'au barrage écroulé qui a enflammé le grisou ; la seconde explosion l'a jeté bas.

S'il survit - survivra-t-il seulement ? - je réclame la Légion d'honneur pour le père Pic.

Elle se prélasse sur la poitrine d'assez de gredins pour qu'on ne perde pas une occasion pareille de la bien placer.

On le transporte jusqu'à ma voiture, où on l'installe du mieux possible.

Il n'est qu'une plainte et qu'une plaie !

Mais quel est ce bruit de tempête, cette houle qui gronde et bat comme le flot, les remparts à pic de Villebœuf ?

C'est la foule ! Elle se figure que le malheur est aussi grand que l'autre jour; elle veut savoir, elle veut voir.

Sa surexcitation devient d'autant plus terrible que les chevaux des gendarmes s'effarent et se cabrent, la repoussant maladroitement. Un homme est arrêté; il a traité les autorités de « feignants ! » Si c'est impoli, ce n'est pas bien grave, et j'intercède en sa faveur. Il porte à la boutonnière un ruban de sauvetage, et il a une bonne figure, toute rougie par les larmes.

M. Valette, le substitut du procureur de la république, fait appeler le gendarme qui a été traité de « feignant ».

C'est un brave homme aussi, celui-là, et qui semble bouleversé par tout ce qu'il voit. Il ne charge pas trop son prisonnier.

- Vous avez été soldats, tous les deux, et l'un injurie l'autre, dit M. Valette.

- Oh ! monsieur, je le regrette ; mais on est si malheureux !

- Alors serrez-vous la main.

- Le gendarme obtempère, le mineur obéit, et, moi, je serre la main au magistrat !

Tout à coup, un brigadier se penche à mon oreille :

- Ne dites pas un mot, ne laites pas un geste qui effraierait le monde. On dit qu'il y a une explosion à Verpilleux : cent cinquante hommes dans la mine.

Atterrés, nous sautons en voiture. Une multitude se presse autour du puits Jabin ; les femmes, qui trient le charbon dans la cour, sanglotent à cœur fendre sans, pour cela, interrompre le travail mécanique de leurs doigts.

- Est-ce ici ?

- Non, à Verpilleux !

Mais, au moment où nous montons en voiture, deux gendarmes descendent la côte en sens inverse au grand galop.

Rien ! il n'y a rien ! nous crient-ils.

Nous retournons à Villebœuf. Par les portières, des deux côtés de la route, nous rassurons les pauvres mères de famille qui « courent au malheur », en traînant leurs petits par la main.

Elles s'arrêtent, remercient d'un signe de tête heureux, et rebroussent chemin.

Au puits Pélissier la foule s'est accrue, imbue de cette idée qu'on lui cache quelque chose, ivre de douleur, frémissante du désespoir des malheureuses qui se croient veuves ou orphelines, et, à tout hasard appellent et se lamentent.

De résignée elle est devenue menaçante.

Le préfet a fait appeler une masse de troupes, et je ne sais rien de plus triste que ces soldats, l'arme au pied, devant ces mineurs qui, de leur passage dans l'armée, ont gardé sur leurs bras couverts des blessures du travail et des cicatrices du champ de bataille, les tatouages enfantins qu'on retrouverait sous la capote bleue des petits troupiers, chair à canon comme ceux-ci sont chair à grisou.

Nous supplions le préfet de ne pas faire ainsi étalage de la force armée, devant cette population dont la colère est faite seulement de chagrin.

Il y consent. Nous sortons pour rassurer la multitude, lui dire simplement et nettement la vérité.

Ah ! les pauvres gens, ce qu'ils sont reconnaissants et bons, émus du peu de bien qu'on peut leur faire !

Ils me serrent les mains, anxieux, m'écoutent mais je vois bien que, tant que je serai là, ils croiront qu'il y a sinon des morts, du moins des blessés.

Et je pars à pied pour l'hôpital.

Quelle que soit ma gêne à me mettre ainsi en scène, mon ennui de sembler quêter leurs mercis, les enfants, les femmes suivent ; je voudrais tant que la foule se dispersât ! J'ai si peur des fusils et des sabres pour ce peuple déjà si martyrisé !

A l'hôpital, deux hommes déjà sont morts parmi les quatre premiers blessés de ce matin.

Je fais ma tournée parmi les derniers venus, puis m'assieds, exténuée, sur un banc du parc.

Les oiseaux chantent, l'herbe sent bon, le soleil dore la vieille bâtisse où tant meurent du mal de misère…

Et me voilà avec deux veuves, quinze ménages, une cinquantaine d'enfants de plus sur les bras !

M. Lecomte, le pasteur protestant d'ici, a fait, aujourd'hui, un bien beau sermon ; pas une parole de prêche, mais seulement le récit de la catastrophe, et ensuite cette phrase « II faut être généreux jusqu'à l'imprudence. »

Soyez imprudents dans la charité, Ô mes chers lecteurs  !

__________________________

A la suite de cet article - la rédaction du Gaulois a écrit :

D’autre part, nous recevons de notre correspondant ordinaire la dépêche suivante :
Saint-Etienne, 6 h 35 soir.

Ce matin, à huit heures et demie, on est venu nous annoncer que le puits Pélissier a été de nouveau secoué par une explosion et que, sur cent soixante hommes descendus, deux seulement étaient remontés. Nous courons immédiatement à la mine avec MM. Baudin, député du Cher, et Duc-Quercy. Tout autour une foule est là, hurlante, car le bruit de cette nouvelle catastrophe s'est répandu dans la ville.

Aussitôt arrivés, nous voyons la cage remonter avec MM. Colombet, conseiller général, et Michel Rondet, secrétaire général des mineurs.

Voici ce qui s'était passé : le barrage qui, au fond de la mine, bouche la partie en feu, ayant été fortement secoué par l'explosion du 29, venait de se briser et le feu, envahissant la mine, avait enflammé les poches de grisou restantes.

A la détonation, les ouvriers, toujours sur le qui-vive depuis quatre jours, se précipitent vers le puits Saint-Ambroise en hurlant et en abandonnant leurs lampes.

C'était un spectacle titanesque que celui de ces cent soixante hommes fuyant dans l'obscurité.

Cinq d'entre eux seulement ont été atteints : quatre sont mourants, un est mort. Nous suivons les mourants à l'hôpital.

A onze heures, nous retournons au puits. Le préfet, effaré, tête perdue, vient a notre rencontre :

- Ah ! cette fois, le désastre est plus grand : une deuxième explosion vient de se produire pendant que nous étions à l’hôpital ; elle a fait douze autres victimes.

- Mais ça ne finira donc jamais ! nous écrions-nous, presque menaçants.

Cette fois, très troublé, le préfet prend, vis-à-vis de nous, l'engagement de fermer la mine aussitôt le sauvetage opéré. Mais cet engagement, pris de bonne foi, croyons-nous, ne pourra être tenu, car la mine est en feu et la sécurité même de la ville menacée.

Il faut s'attendre à d'autres catastrophes.

On a eu toutes les peines du monde, aujourd'hui, à contenir la foule.

Tout est à craindre !

A trois heures, nous sommes de nouveau retournés à la mine. A notre arrivée, une foule énorme a acclamé votre collaboratrice Séverine, et lui a fait une véritable ovation.

Des arrestations ont été opérées ; la foule, en dépit de la troupe et de la gendarmerie, menaçait d'envahir la mine.

Sur la demande des autorités, un peu affolées, Séverine Mme a renvoyé sa voiture et est redescendue en ville à pied.

La foule, comme on s'y. attendait, l'a suivie avec des bravos, des vivats, et aussi des sanglots.

Ainsi on a pu dégager le puits sans collision.

Mais si Mme Séverine a obéi aux prières du préfet, ce n'est pas pour être agréable aux autorités, mais seulement pour épargner à tous ces pauvres gens une répression cruelle.

Michel Rondet, le député Baudin et M. Duc Quercy, descendus dans la mine après la seconde explosion, disent que la mine est en feu.

Mme Séverine voulait descendre encore au moment de la seconde explosion ce n'est qu'à grand peine que nous sommes parvenus à la dissuader de son projet.

On redoute des incidents graves au moment de la sortie des ateliers, tellement la surexcitation est grande.

Toute la garnison est sur pied.

(source : SEVERINE, Au pays noir, Encore deux catastrophes, “Le Gaulois“ du 5 aout 1890, Gallica)


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Au pays noir

LE MANGEUR D'HOMMES


Saint-Etienne, 5 août 1890


C'est le puits Pélissier qu'on désigne ainsi. Il faut être, disent les mineurs « ennuyé de la vie » pour se résigner à y descendre.

On y descend cependant, les plus misérables, les ouvriers de passage, ce qui explique comment quelques-uns des morts ont pu n'être pas reconnus, et ceux qu'un antécédent quelconque fait refuser par les autres compagnies.

Ils font le « péril » comme ces gymnastes faméliques qui, dans les foires, remplacent le luxe des caravanes heureuses par le danger couru et à chaque représentation jouent leur vie pour gagner leur pain.

Cela tient à nature de la mine, à son extrême profondeur (six cent mètres), à l’espèce de charbon qu'on en extrait. Plus le charbon, en effet, est friable, plus le grisou s'y tapit facilement, s'y creuse des chambres où il attend que le pic ait fait brèche pour se lancer dans les galeries et tout foudroyer.

Or vendredi, quand je suis descendue dans le puits Pélissier, une chose m'y a extrêmement frappée : l'incroyable porosité du charbon, sa fragilité, j'ajouterai même sa pulvérisation presque immédiate. J'ai lu bien souvent dans les ouvrages spéciaux, que les poussières s'enflammant sur le passage du gaz, et faisant trombe à travers les galeries, causaient les abominables blessures des mineurs, qui, sans elles, auraient bien la brûlure, mais non cette mosaïque de braise qui s'incruste dans la chair, y amène les plus graves désordres, y cause les plus vives douleurs.

Il est impossible de les supprimer, ces poussières, du moins jusqu’à nouvel ordre, et il faut bien en prendre son parti, Mais le « fonds » de Villebœuf n'est que poussière. Jugez du danger !

L'autre jour, j'ai poussé du doigt et pas bien fort, contre la paroi d'une « taille » ; deux plaques de charbon se sont détachées et, au choc contre le sol, se sont réduites eh miettes. C'est de la grenaille, littéralement de la poudre à canon.

Pensez à ce que fait là-dedans un coup de grisou

Je serais désolée qu'on vit dans ce que je raconte un parti-pris de malveillance ; Je n’en ai aucunement. Je dis purement et simplement ce que j'ai vu, en toute sincérité.

De même que j'ai affirmé, hier, la reprise du travail, niée à la tribune du Sénat par M. le ministre des travaux publics, de même j'affirme avoir constaté avoir vu de mes yeux, avoir touché de mes mains le danger matériel qui réside en la nature de ce terrain, espèce de « sainte-barbe » où, un jour où l'autre, le grisou remettra le feu aux poudres.

Tel qu'il est, ce charbon s'utilise, puisqu'on trouve intérêt à continuer l'exploitation, quel que soit le chiffre de vies humaines qu'elle doive coûter.

Et cependant, combien de victimes déjà !

La maladie, avant la catastrophe, guettait les ouvriers au fond de ce puits, il y a seulement quelques années, leur entrait dans les poumons, leur gâtait le sang.

Il y avait une partie de la mine qui empoisonnait. En six mois, ceux qui y travaillaient, les plus obstinés en mouraient ; les autres s’en tiraient en laissant leur santé et leur gagne-pain au fond du puits.

Les autres compagnies, en effet, refusaient impitoyablement d'embaucher les hommes qui sortaient de Villebœuf.

Ils y étaient entrés par cause de trop grande misère, acceptant ce pis-aller plutôt que de crever d'inanition au coin d’une borne.

Ils ne pouvaient désormais plus en sortir, n'ayant pas à choisir entre la vie et la mort, mais seulement entre deux genres de morts : le poison, s'ils restaient ; la faim, s'ils partaient.

Je n'exagère pas : ce que je dis là est strictement exact. Il n'est pas un mineur du bassin de la Loire qui n'en pourrait témoigner.

Les compagnies agissaient ainsi pour se garantir contre les indemnités à payer aux familles des victimes en cas de décès. On se blesse souvent pendant le travail, on s'écorche. Celui qui a le sang pur s'en tire, celui qui a le sang vicié y reste. Tout homme de Villebœuf entamé était un homme perdu.

Aussi les autres directions garaient-elles leur personnel, comme de la peste, de l'introduction de ces prétextes à dommages-intérêts.

Et le peuple d'ici, qui appelle Villebœuf le « Jardin des Plantes », parce que la mine s'étend, en effet, sous cet établissement, avait-il surnommé le mal spécial à l'exploitation du nom de l'exploitation elle-même.

Dès qu'un mineur commençait à se décharner, toussait, verdissait de teint comme les manieurs de cuivre, les fabricants d'épingles par exemple, qui arrivent à avoir les cheveux, les dents, les ongles de la couleur du vert-de-gris qu'incessamment ils aspirent ; dès qu'un mineur, donc, donnait les symptômes de la terrible contagion, le peuple disait :

- Il a le mal du Jardin des Plantes !

Les autorités s'émurent à la fin, très à Ia fin : on fit murer l'endroit où chaque benne extraite représentait un mois retranché de la vie d'un homme.

Mais le mot resta.

Dès qu'une mine est malsaine, dès qu'on 'y retrouve trace du fléau de Villebœuf où que ce soit, on dit, en en parlant, fût-ce à dix lieues :

- Ils ont, à tels puits, le mal du Jardin des Plantes !..

Voilà pour la mine. Parlons maintenant des accidents.

De la première catastrophe, personne ne sait rien. Il serait peut-être aussi injuste d'accuser la Compagnie que de rejeter la faute sur l'imprudence d'un ouvrier.

On a fait grand bruit d'une lampe retrouvée sans verre, un peu la même, me semble-t-il, que celle à laquelle régulièrement, en pareil cas, on attribue le désastre.

Un de mes jeunes confrères du Stéphanois, qui a vécu quelque temps dans les mines, a démontré que sans la clef du lampiste, avec un simple couteau, l'ouvrier pouvait ouvrir sa lampe.

Mais après une minutieuse expertise, on a retrouvé dans la lampe ramassée au « fond » après le malheur, des éclats de verre démentant l'assertion qui avait eu cours un moment, et prouvant qu'il en était de la lampe comme du reste, qu'elle avait été à demi pulvérisée par l'explosion. I

Ici, il y aura donc toujours un point d'interrogation auquel je ne me chargerai pas de répondre, ni personne, je crois.

Il n'en est pas de même pour les deux autres et successives catastrophes. Ici on a des points de repère, des témoignages, des preuves ; tout comme pour la reprise du travail.

Au sujet de celle-ci encore un mot : M. Yves Guyot qui, sous le pseudonyme du « Vieux petit Employé », fit une satire si spirituelle, si juste et si cinglante des abus commis à la préfecture de police, jadis, tout en reconnaissant que le préfet ignorait tout, ne me semble pas assez imbu de ce principe : qu'un ministre ne sait jamais rien.

Il apprendrait peut-être quelque chose s'il filait à l'anglaise, sans tambour ni trompette, avec un seul secrétaire au plus (et encore faudrait-il que celui-là fût discret), vers l'énigme qu'il a le désir de débrouiller.

Tout voyage officiel, toute visite officielle est une duperie.

Il faut aller goûter, la soupe de l'escouade au moment où le cuisinier ne vous attend pas ; sinon on a du bouillon de colonel.

M. Guyot a eu du bouillon de colonel.

Il est arrivé ici, jeudi, pour les obsèques ; il a visité la mine ou, mieux, ce qu'on a bien voulu lui montrer de la mine, le lendemain matin, et est reparti, bien convaincu que le travail était interrompu.

Derrière son dos il reprenait, peut-être pas tout de suite, la présence de M. Laur, l'inspecteur général des mines, qui a passé ici deux jour, devant gêner la Compagnie ; mais derrière les talons de M. Laur, cela, je le répète énergiquement, car je l'ai vu, la besogne, reprenait. Pas officiellement, je le sais bien, mais en fraude, sournoisement - illégalement.

Voulez-vous un document ? Le voici : la Compagnie a distribué, lundi matin, cent quarante-quatre lampes ; vous voyez que je précise le chiffre.

Alors que tous les cadavres étaient remontés, que les réparations ne supportaient à la fois qu'un petit nombre de travailleurs, cent quarante-quatre hommes sont descendus dans ce puits que le grisou venait d'envahir six jours plus tôt et qu'il devait reconquérir quelques heures plus tard.

Voulez-vous un témoignage ? Il y a le mien, dix autres que je vous donnerai, s’il est nécessaire.

J'ai vu des ouvriers, non pas déblayer le sol des galeries, mais piquer le charbon dans la paroi, le ramener, l'entasser dans les bennes, le rouler vers l'orifice du puits, le charger dans les cages. J’en donne ma parole d’honneur.

Voulez-vous une preuve ? Je l'ai entre les mains : une coche de bennes, une coche fraîchement faite, et marquant le nombre des bennes extraites par le malheureux à qui cette coche appartenait.

Assurez seulement de l'ouvrage en un autre pays aux mineurs qui déposeront, et l'on en entendra de belles !

Quant aux causes des catastrophes du 4 août, voici ce qui m'a été dit pour la première : La descente dans la mine.

Vous souvient-il qu'en mon article de samedi j'écrivais ceci : « Sous ma main, le charbon est tiède, comme s'il achevait de se consumer. » Il se consumait, en effet, le feu était à la mine.

Mais ce sont là accidents fréquents, auxquels il est facile de remédier. On établit alors ce qu'on appelle un barrage : on mure une galerie, isolant ainsi, du reste de l'exploitation, la partie qu'il est impossible de sauver.

Ce barrage doit être fait en terre glaise, donc très grasse et dépourvue de cailloux ; on la bat avant de s'en servir avec un fer rouge, afin d'en chasser l'air et de la rendre plus consistante ; enfin, le barrage doit avoir cinq mètres d'épaisseur.

Le barrage de Villebœuf fait avec de la terre ordinaire, pleine de gravats, avait tout juste soixante centimètres d'épaisseur.

L'incendie a vite crevassé cette galette, les pierres ont tait le reste. Le feu s'est trouvé en contact avec le grisou qui rôdait dans la mine, et le second malheur a eu lieu.

Pour le troisième, un ventilateur a été placé, malgré les réclamations des ouvriers qui préféraient être étouffés à demi que brûlés en entier non loin du barrage démantelé, à travers lequel on voyait le feu.

Mais on croyait la série des catastrophes épuisée. L'ordre a été maintenu, le ventilateur a fonctionné, mettant en contact l'atmosphère de la mine avec l'incendie.

Au troisième tour, le grisou repartait.

Les responsables ?… C'est au gouvernement à les chercher.

Mais, dès maintenant, une chose est évidente, c'est que les ingénieurs de l'Etat, qui sont le dévouement et le courage mêmes, après les désastres,n'ont peut-être pas la persévérance de surveillance nécessaire pour les conjurer.

Cela vaudrait mieux pourtant, pour eux et pour ces malheureux, que la république, plus que tout autre gouvernement, est tenue de protéger.

Je rappelle humblement à M. le ministre des travaux publics qu'il a été autrefois l'auteur d'un beau livre, l’Enfer social (La Famille Pichot), où il décrivait, avec une émotion qui alors n'avait rien d'officiel, les souffrances des mineurs.

Que la Chambre vote un million à qui découvrira le moyen de supprimer (d'utiliser peut-être) le grisou. La France est assez riche pour payer la vie de ses enfants.

Entre toutes les lettres que j'ai reçues à ce sujet, une m'a frappée. Elle émane de M. Buisson, un ingénieur de haut mérite, en retraite aujourd'hui, aimé et estimé de tous ici..

Après avoir rappelé le temps où un homme, surnommé « le Pénitent », descendait, recouvert de vêtements mouillés, dans la mine, avec une lampe à feu libre, et la purgeait par une explosion volontaire avant l’arrivée de l'équipe, il demande pourquoi l'on ne ressusciterait pas ce vieux moyen, en remplaçant « le Pénitent ? par l'étincelle d'une batterie électrique ?

L'idée m'a semblé hardie. Pourquoi ne l'essaierait-on pas ? L'électricité dans la mine, ce serait la lumière, la joie, peut être la délivrance… Ils en ont tant besoin, ces pauvres gens ! Trois des blessés d'hier sont encore morts à l'hôpital.

Rappelez-vous l‘Enfer social, monsieur Yves Guyot.

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P.-S. Il y a aujourd'hui une interpellation, à la Chambre, sur les catastrophes de Saint-Etienne. A l'aide, monsieur de Mun !

(source : SEVERINE, Au pays noir, Le mangeur d'hommes , “Le Gaulois“ du 6 aout 1890, Gallica)


(⇡ sommaire)

Au pays noir

LES DEUX ENTERREMENTS


Saint-Etienne, 6 août 1890


« Enterrement » est le mot juste, on ne peut pas dire : obsèques. Rien ne ressemble moins, en effet, aux pompeuses funérailles d'il y a une semaine, que la « conduite » faite à ces humbles par des humbles, de leur dernier lit de douleur à leur premier lit de repos.

Ni chamarrures, ni panaches, ni notables, ni hauts fonctionnaires, ni fanfares, ni tambours, sanglotant sous le crêpe ; pas de cordons de troupes encadrant le cortège, comme un convoi de prisonniers ; pas de ministre à mine recueillie, songeant que cela va faire « une sale interpellation », et puisant son recueillement dans son parlementaire souci.

Non ! deux convois de pauvres suivis par des pauvres, et bien autrement navrants encore dans leur quasi isolément.

La Compagnie avait envoyé son comptable, la préfecture avait délégué un de ses conseillers, le conseil municipal avait égrené quelques-uns de ses membres, cinq je crois, à travers le cortège, et c'était tout !

Ils méritaient peut-être un peu plus d'honneurs, les deux braves gens que l'on enterrait avec cette officielle indifférence.

L'un était Crouzet, frappé par la seconde catastrophe de la semaine, lundi matin, avant qu'éclatât le troisième coup de grisou. L'autre s'appelait Roméas, un beau nom de roman et d'aventures, et qu'il portait si humblement que cela faisait peine, comme des broderies d'or sur un habit de malheureux.

Crouzet était ce torturé dont je vous ai dépeint mardi les inouïes souffrances ; cet être dépouillé de sa peau, qui bramait de douleur à tenir éveillé, nuit et jour, tous le quartier de l'hôpital.

J'avais supplié qu'on le mît au bain, afin d'engourdir son mal, et M. Blanc, le chirurgien en chef, aussi humain que savant, avait consenti, sans se faire d'ailleurs aucune illusion sur le résultat final.

Les nerfs du blessé s'étaient un peu calmés ; mais, en plus de ses incroyables brûlures il était intoxiqué jusqu'aux entrailles, les vomissements le reprirent à trois heures et demie il était mort.

Il avait été ainsi que Roméas l'un des principaux sauveteurs du grand désastre.

C'étaient des honnêtes et des courageux. Crouzet laisse cinq enfants. La compagnie leur donnera pour vivre, 25 centimes par jour jusqu'à seize ans, je crois !…

C'est dans une petite cour, derrière l’hôpital, que se réunissent les parents et les amis des défunts. Nous ne sommes pas trop nombreux et cependant c'est la première cérémonie-funèbre de la seconde explosion.

Telle est la raison qui m'a décidée à venir. II ne faut pas avoir l'air d'accompagner les victimes du travail seulement dans un cortège où l'on marche en musique, suivant le sillage des autorités, devant des journalistes qui prennent votre nom sur un calepin.

C'est dans leur obscurité, dans leur presque anonymat, qu'il faut le mieux aimer les pauvres.

En une sorte de chapelle désaffectée, les cercueils sont rangés côte à côte, sur des brancards qui permettront de les porter à bras, suivant l'usage du pays.

L'un est recouvert d'un drap noir, l'autre d'un drap blanc, car la coutume ici est formelle : Roméas, étant célibataire, a droit à la couleur qu'on réserve chez nous aux enfants, aux vierges, aux garçonnets, parfois à de toutes jeunes femmes, un mince ni noir dessinant au milieu de la tenture l'emblème de le Rédemption.

Mais de quel blanc est ce pauvre drap ! Pisseux, sale, plein de taches et de trous, il me rappelle les guenilles sans nom qui garnissent les grabats que je frôle en mes tournées de secours.

Hé quoi ! même dans la mort, pas l'étrenne d'un lambeau d'étoffe neuve, la primeur d'une chose fraîche n'ayant jamais servi ?

Non, on meurt en garni, comme on a vécu !

Mais une consolation attend ces déshérités : ils ont une supériorité sur les heureux.

Voyez-vous dans l'assistance, ce cent et demi de gaillards robustes, coiffés de larges chapeaux en feutre mou ? Ce sont des mineurs de Saint-Chamond.

Quelqu'un est venu dans leur pays leur annoncer le deuxième sinistre en le grossissant, bien entendu, énonçant un chiffre de deux cents morts.

Ils ont immédiatement abandonné le travail, se sont donné un coup de savon et, renonçant à leur journée de paie, acceptant même la charge de frais inévitables, ont brûlé à pied une étape de treize kilomètres, pour apporter l'aide de leurs bras, l'appui de leur cœur aux hommes de Saint-Etienne, descendre dans la mine, remonter les blessés, chercher les morts.

En arrivant en ville, ils ont appris que ïe désastre, grâce au Ciel, était moindre ; ils n'ont pas voulu repartir à cause de la cérémonie funèbre d'aujourd'hui, et ont couché entassés, pêle-mêle, dans une grande salle, écrasés de fatigue.

- Nous n'avons pas pu les retirer, ont-ils dit ! nous les « porterons » !

Car un immémorial usage veut que jamais la bière d'un mineur ne soit portée au cimetière sur d'autres épaules que celles de ses compagnons de labeur.

Les employés des pompes funèbres sont bons pour les riches - et, comme Roméas avait travaillé aux mines de Saint-Chamond, les mineurs de Saint-Chamond sont ià, solides au poste, fidèles au vieux pacte d’amitié.

Après l'enterrement, leur petit groupe se rangera coude à coude et, Rey, leur président en tête, ils réavaleront leurs treize kilomètres, sentant leur lassitude allégée par l'idée qu'ils ont fait leur devoir.

Nous faisons le tour de l'hôpital, afin de revenir à la chapelle de l'établissement, pour ne point traverser la cour sous le regard des malades.

Oh ! la pauvre église ! Peinte grossièrement à fresques, comme les cathédrales ie village dans la haute Italie, pas éclairée, pleine de deuil et d'ombre, sans une richesse, sans un reflet de paradis ! Et le pauvre service ! Les cercueils sont là, guère ornés, guère fleuris, disparaissant de ces ténèbres que trouent à peine le couple de bougies qui tremblotent, encerclées d'immortelles comme des lucioles dans un calice de souci.

Près de l'un, la sœur pleure silencieusement ; près de l'autre, les enfants sanglotent, avec des hoquets qui font mal à entendre, de ces petites poitrines faites seulement, semble-t-il, pour les sursauts du rire et les cris de joie.

Nous revoici dans la rue et suivons le chemin du Cret-de-Roc, la route du cimetière où cent huit camarades attendent ceux-ci, moins heureux, puisqu'ils ont a connu l'agonie.

L'immense tranchée creusée l’autre jour tout le long d'un kilomètre de muraille, a encore à son extrémité droite quelques places vides.

On y descend les deux bières.

Ce sont les vers qui vont désormais en cette chair, il y a trois jours vivante, creuser des galeries, extraire la pourriture, exploiter le cadavre.

Ils boiseront avec des éclats de cercueil, et l'explosion des gaz que la mort développe dans le corps humain en tuera peut-être quelques-uns, tout comme le grisou foudroie les hommes !

Tandis que les gens du convoi s'éloignent, que la famille s'immobilise en la contemplation du sol où est enterré son cœur et son pain, je suis lentement le mur où toutes les victimes sont ensevelies.

C'est terrifiant !

Un pieu de bois noir planté dans le sol ; accrochées après, les deux petites couronnes jaunes de la municipalité, et, pour toute inscription, le bout de papier qu’on avait l'autre jour épinglé après les cercueils, cela dans le sol nu, sans délimitation de terrain.

Les moins misérables des survivants paieront à leurs morts un encadrement de bois et en attendant, vers le milieu, au pied de ma couronne posée là, comme une générale et impersonnelle offrande, une main inconnue a planté un bout de géranium qui tache le sol de rouge, comme un caillot de sang frais.

Quelle désolation ! et cependant le conseil municipal de Saint-Etienne a supprimé la fosse commune.

II a décrété que chaque mort avait droit à son peu de terre autant qu’en recouvre le corps d'un mineur endormi au fond des puits.

Seulement, c'est proportionné à la taille, et l'on peut dire jusqu'à quinze ans l’âge qu'avait le trépassé, rien qu'en mesurant de l'œil son enclos.

Tout un rang en fait de nouveaux-nés. Peints de blanc, peints de bleu, les cadres sont juste grands comme des berceaux ; on dirait une crèche dont la literie sèche au soleil, tandis que les babys assis sur l’herbe du préau ont la nostalgie du ciel, plein leur yeux profonds.

Tout à coup, une grâce, une chose si jolie et si tendre que le cœur vous en tressaille.

Suspendue à une croix, comme est d'ordinaire le corps du Crucifié, une petite niche vitrée, avec un toit en chalet, renferme une mignonne alcôve. Sur le lit, une poupée minuscule, comme celles que, en nos théâtres, on habille a l'Instar des acteurs, est étendue, les cheveux épars, en habits de gala.

C'est non pas le jouet de l'enfant morte, de la fillette qui git là-dessous, mais sa représentation, le saint, et naïf symbole imaginé par la douleur des mères. A deux tombes, à dix, à vingt maintenant, j'aperçois le même emblème, et, agenouillée devant l’un, je reconnais une femme de mineur que j'ai vue l'autre jour a l'hôpital.

Pauvre créature ! son mari là-bas, son enfant ici : quel calvaire que la vie de ces éprouvées !

Je remonte vers le cimetière supérieur, celui des tombes majestueuses, des monuments coûteux. Mais que cette rangée de croix noires est donc uniforme ! Qu’est cela ? Ceux de 1889. Deux cents au petits Verpilleux. Et ici ? Ceux de 1887. Quatre-vingt-dix au puits Chatelus. Et là ? Ceux de 1871. Soixante-douze au puits Jabin. Et cent vingt aujourd'hui.au puits Pélissier.

Quand donc arrêtera-t-on le compte, bouclera-t-on ton addition, ô martyrologe des mineurs

___________________

. P.S. - Je ne sais plus comment remercier les lecteurs du Gaulois. Mais, pour essayer de m'acquitter, je leur raconterai quelques-unes des misères qu'ils soulagent et quelles bénédictions s'élèvent des cœurs vers eux ; ce sera la meilleure récompense de leur générosité.

(source : SEVERINE, Au pays noir, Les deux enterrements , “Le Gaulois“ du 7 aout 1890, Gallica)


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Au pays noir


Saint-Etienne, 11 août 1890


Enfin, me revoici sur pied, pas bien solide encore, mais assez vaillante, je l'espère du moins, pour ne pas craindre de nouvelle rechute.

Ce que c'est bête, cette maladie qui vous jette bas et vous étouffe, ainsi qu'un monstre de cauchemar, alors que l'on a tant à faire, tant de bien surtout a effectuer !

Mais je n'ai pas cédé tout à fait : près de mon lit ont défilé les petites veuves, les vieilles mamans, et comme je n'avais ni les doigts ni la langue paralysés, chacune à emporté sa part de consolations, avec sa part de secours.

Ils seront heureux, les lecteurs du Gaulois, si toutes les bénédictions que j'ai entendues s'élever en leur honneur retombent sur leur tête !

Pour désigner leurs, bienfaiteurs, les bonnes femmes d'ici ont une locution plaisante d'un charme attendri :

– Ah ! bosaigne, oui, que c'en est du bon monde !

Et les petits, ignorant de l'aide comme du malheur qui la provoque, souriant seulement parce qu'ils voient la mère sourire, répètent la phrase coutumière en s'enfonçant les doigts dans le nez d'un air profond.

Car ce sont des amours, les moutards de ce triste pays. Si les hommes sont mutilés. par la mine, si les femmes sont défigurées par l'anémie et la fatigue, les entants ont toutes les grâces de l'indécis, toutes les séductions de l'inachevé et, avec cela, une rusticité et une robustesse de babies irlandais.

Ce petit monde me connait maintenant, m'interpelle, a supprimé de mon nom tout ce qui peut l'y gêner.

Aujourd'hui, au coin de la rue qui mène a l'hôpital, une voix aiguë s'élève : « Séverine ! dis donc Séverine ! c'est-y que tu vas mieux, Séverine ! »

Je fais arrêter la voiture, regarde les maisons, la chaussée.

Enfin, j'aperçois devant le marchepied un bout de fillette, pas-plus haute que ça, toute ébouriffée, une crinière de Havanais, derrière laquelle luisent, comme braise, des yeux vifs et noirs.

Puis, tout à coup, grimpée, me jetant autour du cou ses deux bras qui tiennent ses deux sabots – il faut être économe de sa chaussure et ne pas l'user en marchant avec – elle me campe un baiser sur chaque joue.

– Toi, je t’aime bien.

C'est la filleule d'une des victimes ; elle et son frère qui a neuf ans, ont fait huit kilomètres à pied, le jour de la catastrophe, pour venir rejoindre leur « tonton » autrement dit leur oncle.

Et, comme on l'a aidée depuis, son petit cœur crève de reconnaissance, en même temps que de grande peine.

A propos du bel élan de charité qui a fait affluer les dons au journal, à propos de la grande hâte que j'ai mise à les distribuer, annoncez donc ceci : c'est que la plupart de ces pauvres gens seraient morts de faim à l'heure qu'il est, si le Gaulois n’était pas venu à leur secours.

Mgr de Maigret a fait certes, tout ce qu'il a pu, mais il n’a pas pu assez, et sauf lui, jusqu’à ce jour ils n’ont pas reçu un centime !

C’est demain seulement qu'ayant enfin composé une liste, le comité officiel de secours distribuera ses premières allocations.

Or, l'explosion a en lieu le 29 et nous sommes le 12 ! calculez.

La question est intéressante, non pas au point de vue de moi, Séverine d'un côté, et des pouvoirs publics de l'autre.

Il n'y a pas de rivalité dans la charité, mais comme comparaison entre l'initiative privée et le « gniangniantisme » officiel.

Je suis arrivée ici avec quinze cents francs en poche, ignorant la ville, n'y connaissant que deux personnes. J'ai fait ma liste de pièces et de morceaux, sollicitant un renseignement par-ci, acceptant un conseil par-là.

Le lendemain des obsèques, quinze familles étaient secourues, puis vingt, puis trente, chaque jour amenant sa tâche. J’ai rencontré bien des obstacles, commis bien des erreurs, avalé bien des déceptions, frappé à bien des portes closes.

Mais, à la minute présente, plus de la moitié de la souscription est tombée de mes mains dans ces taudis, et il n'en est pas un, je crois, qui n'ait reçu ma visite.

Evidemment j'ai beaucoup à faire encore, à égaliser l’obole, à éviter l’injustice, à proportionner l’aide au besoin, sans favoritisme et sans parti pris. Mais cela est indiqué déjà dans cette première distribution.

Je n'aurai qu'à grossir le compte de chacun, dans la même proportion voilà tout.

MM. Ferroul et Baudin, membres de !a commission d’enquête, sont arrivés hier soir.

Deux phénomènes se sont produits qui promettent de l'agrément au bassin houiller de la Loire. Il se passe évidemment ici quelque chose d’anormal. Une pluie d’insectes, des espèces de cafards, est tombée sur la promenade, et, du premier au dernier clocher de Saint-Etienne, les hirondelles ont disparu. Elles ont émigré en masse, abandonnant la ville, qu’elles ne jugent plus sûre. Tels les rats, qui sentent le naufrage. Et c'est au ciel un roulement continu de tonnerre, auquel répondent des grondements souterrains. Nous attendons.

(source : SEVERINE, Au pays noir, “Le Gaulois“ du 12 aout 1890, Gallica)


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Au pays noir

LES MINEURS PARLENT


Saint-Etienne, 12 août 1890


Pour la première fois, depuis que la mine est mine, depuis que le monde est monde, les mineurs ont osé parler.

Quelques-uns sont bien demeurés un peu balbutiants, un peu intimidés devant les onze redingotes, devant les onze chapeaux à haute forme, comme une consultation de docteurs, comme une enquête de magistrats.

C'est que c'étaient les deux, en effet.

On tâtait le pouls à à cette malheureuse race, épuisée par tant de successives saignées, et l'on cherchait cette fois à qui, le danger étant imputable, le crime devait être imputé.

Les blessés, je le répète, étaient tous inquiets, tous angoissés.

- Mais, si je dis ce que j'ai vu, je ne trouverai plus mon pain à gagner ! gémis-sait doucement l'un d'eux, hier, à l’hôpital.

- Faites votre devoir, lui ai-je répondu. Dites la vérité, rien que la vérité, sans haine et sans crainte, comme si vous étiez à l'heure de la mort. Si quelqu'un disait là-bas ce que vous souffrez ici, il y aurait, par tout le pays, une grande clameur de pitié ! Parlez donc. Votre sort à tous est entre vos mains.

Il m'a regardée de ses prunelles presque inertes, puis a laissé retomber le rideau de ses paupières devant ses confuses réflexions.

Elles l'ont conseillé comme moi, sans doute, car il a été l'un des plus nets dans les dépositions recueillies, hier soir, par la commission d'enquête.

Je ne vous les répéterai pas, ces dépositions, car vous les avez déjà lues en mes articles : La descente dans la mine et le Mangeur d’hommes.

Elles en sont la confirmation la plus absolue, la plus implacable. Pas un des périls que j'ai vus, avec mes yeux de chair, ou pressentis avec cette divination qui supplée à la science chez les instinctifs et les nerveux, pas-un de ces périls qui ne se trouve dénoncé par la voix des travailleurs, habitués des mines et les connaissent bien.

Blessés de l'hôpital, membres du syndicat, blessés libres soignés en ville, tous sont venus répéter ce que le Gaulois, le premier, soucieux de la vie des pauvres, a osé proclamer haut et clair.

Comme je vous l'avais raconté, ils sont venus affirmer que le puits Périssier n'était que poussière, que cette poussière, jamais arrosée s’entassait quelquefois jusqu'à quatre-vingts centimètres de hauteur, que la terre des barrages n'était pas de la terre glaise, ainsi que l'exigent les règlements, que les remblais étaient mal faits par suite des exigences relativement au cubage des terrains transportés, que les vides produits dans les parois étaient le plus souvent masqués et non remplis, qu'il était pratiqué un peu partout des chambres d’emprunt, c’est-à-dire qu'on creuse un trou, qu’on produit un éboulement, qu'on le vide et qu’on le mure à peine, créant ainsi de véritables poches de grisou ; que les gardes-mines descendent à peine, les ingénieurs de l’Etat jamais ; qu’enfin, entre la première et là deuxième catastrophe du 31 juillet au 4 août, le travail, non officiellement repris, l’était de fait, puisque le lundi, jour des dernières explosions, plus de cent quarante lampes avaient été distribuées.

Comme moi, ils ont vu « piquer » le charbon ; comme moi, ils l'ont vu extraire ; comme moi, ils l'ont vu « rouler » !

Enfin, ils ont déclaré que, au fond de la mine, rien n'était fait suivant le règlement.

Ils ne réclament vraiment pas trop, ces gens qui s’en tiennent à un règlement fait contre eux, et souhaitent seulement sa mise à exécution !

Les lampes n'étaient pas vérifiées ou l'étaient a peine ; couramment, on les allumait à la huitième couche, dans la galerie.

On se souvient encore-ici du procès que fit Rondet, au nom de la fédération des mineurs de France, à un garde-mine qui, par bravade se promenait avec une lampe à feu libre entre les deux rangées de travailleurs, dont il risquait ainsi la vie.

Et, à la huitième galerie, justement, ces derniers jours avant le malheur, le grisou était si intense, que la lampe s'éteignait à quarante centimètres du sol ! Enfin (écoutez bien ceci, parce que cette phrase navrante vous en apprendra plus peut-être que toutes les révélations que je pourrais vous faire, dans l’avenir, sur l’existence de ces données), quiconque signalait une négligence, un oubli, un danger était immédiatement menacé de renvoi.

Ce n'est pas un des interrogés qui dit cela ; ils le disent tous, avec un regard bien clair, au fond duquel la loyauté resplendit, comme un pur miroir.

Pauvres, ah ! oui, pauvres gens parmi tous ses députés centriers, tricolores, rouges même, si vous saviez comme j’aurais voulu un M. de Mun, un M. de Martimprey, quelque âme chevaleresque et dédaigneuse, qui serait partie en guerre, comme les anciens preux, pour défendre le faible, protéger la veuve, secourir l’orphelin !

Ce n’est plus de mode. Je sais aujourd'hui que Sancho règne et gouverne, que Barrabas mène Ie-monde, s'emplissant la panse et les goussets. Mais quand donc reviendras-tu bon chevalier de la Manche ? Tant de malheureux espèrent en ton retour, et ne voient rien d'autre, à l'horizon, que l'herbe qui verdoie et le soleil qui poudroie !

(source : SEVERINE, Au pays noir, Les mineurs parlent, “Le Gaulois“ du 13 aout 1890, Gallica)


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Au pays noir

LES ESCLAVES MODERNES


Saint-Etienne, 13 août 1890


La commission d'enquête est descendue ce matin dans les mines de Villebœuf et y a éprouvé une singulière surprise ; un petit mineur, inconnu de tous encore hier, presque un entant, qui jusqu'à la dernière minute était resté volontairement dans l’ombre, se réservant de paraître seulement quand sa présence pourrait être utile à la cause des siens, s'est offert comme guide aux députés et a mené l'enquête par des petits chemins qu'on était loin de soupçonner.

Non seulement toutes les dépositions des ouvriers ont été confirmées par l’état de la mine – cela prouve seulement que la compagnie n'a eu ni le temps, ni l'argent, ni le personnel nécessaires pour en changer l'aspect en une nuit, comme cela se pratique couramment, lors des tournées d’inspection - mais encore par des trous de rats où nos représentants étaient obligés de passer ventre à terre, glissant à hue, roulant à dia.

II les a fait pénétrer dans des galeries inconnues, abandonnées, telles quelles, vous entendez bien, sans boisage, sans remblais, sans rien qui put arrêter l ‘éboulement, l’affaissement des couches supérieures, empêcher le sol, là-haut, de se creuser tout d’un coup en entonnoir, engloutissant dans son cratère les maisons culbutées et les gens écrasés.

Les ingénieurs terrifiés suivaient, baissant la tête, la commission que précédait, qu’instruisait, qu’éclairait l’implacable petit mineur, très doux de ton et de paroles, très bref aussi, ne faisant pas grâce d’un détail, prouvant au besoin son dire par le fait, comme, lorsque pour montrer une poche à grisou dans la muraille, il y éleva si haut sa lampe que la flamme en bleuit et faillit s’éteindre.

Il y avait là des hommes bien braves, certes, et cependant, deux heures après la visite, quelques-uns gardaient encore, sur leur visage, la pâleur de cette mort dans les ténèbres, ainsi frôlée, ainsi entrevue.

Remarquez que ce n’est pas un politicien, ce garçon, un habitué de meetings, un remueur de foule, un candidat quelconque. Non ! personne ou presque personne ne le connaît. Une histoire mystérieuse seulement court sur lui : on le dit fils d’un capitaine de cavalerie, officier de la Légion d’honneur. C’est un déclassé sans doute, qui, plus réfléchi, plus intelligent que ses camarades de travail, s’est évidemment dévoué à leur salut.

Il vient, par son acte qui met sous les yeux du pays le peu de souci qu’on a parfois de la vie humaine, de se condamner littéralement à mourir de faim. Pas une compagnie ne voudra désormais employer ce gaillard dangereux.

J’ai parlé tout à l’heure des ingénieurs de la mine ; quelle que soit leur responsabilité dans le triple désastre, je les plains, comme je plains M. Nan, le directeur, qui, à force de courage personnel, un courage qui ressemble terriblement à un désir de suicide, a racheté ses techniques et déplorables erreurs.

Je ne suis pas une implacable, moi ; et fais trêve devant tout être en qui je sens vibrer une sincère souffrance. C’était un autoritaire et un brusque, M. Nan, au geste impérieux, au verbe haut. Je l’ai vu ce matin, assis tout seul à une petite table, en un coin noir, dans la salle à manger de l’hôtel.

Il a vieilli de dix ans ; sa haute taille s’est voûtée, et, comme je passais sans bruit, j’ai vu, de son œil crevé jadis dans un accident de mine, une grosse larme s’échapper et étoiler la nappe.

Que d’autres crachent, s’ils veulent, sur de vaincu. Moi je ne le ferai pas ! C’est un salarié, payé un peu plus cher que les autres, voilà tout ; un salarié comme ces ingénieurs à qui on donne cent cinquante à deux cents francs par mois, à qui l’on enjoint de faire respecter les règlements, et qui tombent en disgrâce ensuite auprès du concile d’administration, si, l’observance de ces règlements coûte trop cher à la compagnie.

Toute l’histoire de la mine, la voilà. L’ouvrier évite tant qu’il peut les réparations, parce que l’extraction lui rapporte davantage, et que son maigre salaire lui tient plus à cœur que sa vie, quelque illogisme qu’il y ait là-dedans.

L’ingénieur est pris entre l’enclume et le marteau : le travail à faire et les remontrances des supérieurs si ce travail nécessite une certaine dépense.

Le directeur, - responsable de tout, tiré à quatre chevaux, seule incarnation de la compagnie, visible aux ouvriers et chargée par eux naturellement de tous les péchés d’Israël, cible expiatoire offerte aux haines, aux malédictions, eux revanches, parfois d’une population que la misère décime et que le grisou extermine, - le directeur est le bouclier vivant derrière lequel s’abritent ceux qui profitent de son labeur, de celui des ingénieurs, de celui des ouvriers, et ne font rien. L’Etat aussi est coupable et sa responsabilité en ces dernières catastrophes est effrayante.

Les mineurs, interrogés hier par la commission d’enquête, ont déclaré d’une unanime voix que jamais, ou presque jamais les ingénieurs de l’Etat, chargés de la surveillance des compagnies, ne descendaient dans les puits.

Quant aux gardes-mines, ils vont y faire un tour quand la fantaisie leur en passe, c’est-à-dire rarement. La faute de ce personnel est donc absolue ; mais bien plus grand encore est la faute de l’Etat, qui n’a pas fait ce personnel assez nombreux.

Comment voulez-vous, par exemple, que l’unique ingénieur en chef du bassin de la Loire puisse visiter efficacement les centaines d’exploitations, à la garde desquelles on l’a commis ? Les facultés humaines ont des limites. Il faut compter aussi avec les distances à franchir, les rapports à rédiger ; tout un travail de bureau qui succède au travail de jambes et de coup d’œil.

Remarquez que je ne défends pas M. Chausson ; avec de très réelles qualités de bravoure, il est odieux d’insouciance et de dureté envers les ouvriers.

Savez-vous son dernier cri du cœur, le 4 aout, après les dernières explosions ?

Le second coup de grisou de la matinée, le troisième de la semaine par conséquent, venait de partir sous nos pieds. La foule, au dehors, poussait des hurlements de bête saignée. Autour de l’orifice des puits, tout le monde courait ; des femmes se trouvaient mal, le folie de l’horreur passait. Au préfet tout pâle, M. Chausson dit :

- Quelle guigne ! Après l’autre catastrophe ! En temps ordinaire, personne n’en aurait rien su de cet incident-là !

Et le préfet, il faut lui rendre cette justice de répondre :

- Oh ! monsieur l’ingénieur, dix-sept hommes sur le carreau, dont trois bien grièvement atteints, ce n’est pas un incident, mais un accident, un grave accident !

Et je ne voudrais pas que M. Chausson eût à objecter ce prétexte - qui est bon - du surmenage pour dégager sa responsabilité. Plus de personnel et, pour ce personnel, une discipline plus étroite, des consignes plus sévères, des pénalités plus grandes en cas de manquement à un service où la moindre négligence peut amener mort d’homme, causer des malheurs sans nom, voilà ce qui est à souhaiter.

A souhaiter aussi, que l’Etat fasse plier les compagnies, les oblige à exécuter strictement les contrats librement passés entre elles et lui, leur rappelle au besoin qu’elles sont concessionnaires, et non propriétaires du sol dont elles ne possèdent que le droit d’exploitation.

Si, dans une chasse louée, le locataire commettait des dégradations, le bail se trouverait de fait résilié. C’est la même chose. Enfin, et c’est ce que prêche hautement le socialisme chrétien, diminuer le dividende, augmenter le salaire, de façon que le travailleur, moins acharné à l’assaut du pain quotidien puisse un peu songer à sa sécurité.

Et surtout, oh ! surtout éviter les monstrueuses injustices, qui jettent dans l’âme des simples les haines légitimes, farouches, irréductibles, que l’on ne peut ni apaiser ni combattre parce qu’on en ressent en soi l’écho indigné.

Je suis allée, hier, à Terre-Noire - c’est à cinq ou six kilomètres de Saint-Etienne - porter des secours dans trois familles que l’on m’avait désignées.

Elles habitent des masures, largement espacées sur des crêtes différentes, en ce pays raviné et si superbement affreux.

En sortant de la dernière, je m’assis, un peu lasse, sur le banc de pierre qui garnit toutes les ports de campagne.

Sous mes pieds, la vallée s’étendait, immense, sèche, noire, muette, avec ces immenses aciéries, dont les briques semblent rouillées par le chômage.

Un silence de mort : pas un bruit, pas un flocon de fumée miroitant au haut des cheminées, comme une bulle de savon au bout d’une paille ; pas un ouvrier traversant les cours désertes ; dans ce cirque immense, l’usine de la Belle au bois dormant.

De la maison d’en face, un vieil homme était sorti… qui vint s’asseoir à côté de moi.

- Vous regardez ça ? Oui ! c’était la Société de Terre-Noire, la Voulte et Bessèges ; j’y ai travaillé vingt-cinq ans ! Et ces deux dernières années, moi, qui ne suis pas loin de la septantaine, je vais tous les matins à pied à la ville ; j’en reviens à pied tous les soirs, avec douze heures de mine dans le ventre, rapporter… trois francs cinquante à mes petits-enfants, qui n’ont que moi… Oh ! les gueux !

Son poing tendu menaçait l’usine… Mes yeux l’interrogèrent.

- C’est vrai, vous n’êtes pas du pays, vous ; vous ne savez peut-être pas, quand la Société de Terre-Noire a eu mangé tout son argent, elle nous a demandé de lui faire… crédit de trois mois de salaire. Comment on a fait pour vivre, je n’en sais rien ; mais, pour ma part, je n’aurais jamais refusé à des gens chez lesquels j’étais depuis si longtemps? Ça donne confiance n’est-ce pas ? Après trois mois, sans prévenir personne, la Société a mis le clef sous la porte, et savez-vous alors ce que nous avons appris ? Non seulement on avait eu gratis notre besogne d’un trimestre, mais la retenue faite sur nos salaires, pendant plus de vingt ans, les malheureux sous économisés, un par un, sur notre effort matériel et journalier, le repos de notre vieillesse, notre caisse de retraites, enfin - deux millions Madame, - avait été emportée, volée par ces bandits, et tout le pays, à cinq lieues à la ronde, a été leur victime. Pas une maison où l’on ait eu faim à cause d’eux.

Il se tut ; puis, se levant :

- Attendez ! Il y a pire encore. Je vais vous montrer quelque chose de mieux.

Il revint avec un journal aux plis jaunis, usés et, me désignant un passage du doigt :

- Lisez !

C’était le compte rendu d’un procès par lequel le mineur Abréal, blessé à la catastrophe de Verpilleux, réclamait à la Compagnie des houillères l’indemnité qui lui était légalement due.

Savez-vous quelle était la prétention de la compagnie ? Simplement celle-ci : ne rien donner à l’homme blessé à son service, sous prétexte que des souscriptions particulières lui étaient déjà venues en aide !

En un mot, se substituer au destinataire pour recevoir le don et déduire le montant de ce don des frais imputables à elle, de par sa négligence, son incurie, sa cupidité !

– Et la loi ?

Absolument comme si la société de Villebœuf voulait défalquer les secours envoyés, par le Gaulois des indemnités qu'elle doit aux victimes ou à leur famille.

Grâce au Ciel, le tribunal avait donné gain de cause au mineur, déclaré immorale la prétention de la compagnie et condamné celle-ci aux dépens.

Mais ne sont-elles point déshonorantes, de semblables revendications, pour qui les formule ?

Et quels ferments de colère jetés en ces cerveaux primitifs !

Défendons-les donc de tout notre cœur, ces humbles, ces ignorants, ces parias, dont nous ne soupçonnons même pas l'infortune, tant elle est inimaginable.

Défendons-les contre ceux qui, par leur dureté, leurs iniquités constantes, les poussent à une jacquerie dont l'action serait effroyable, dont la répression serait plus épouvantable encore.

C'est parce que je les aime que je ne veux pas qu'on les saigne, qu’on les supplicie. J'ai vu assez de veuves et d'orphelins, et, plus que jamais, luttons pour le droit, en haillons, la justice en guenilles, la fraternité nue et meurtrie, ces trois vertus théologales du monde moderne, de notre misérable humanité.

_______________________

P.S. - D’après l'aveu fait par l’ingénieur en chef de l'Etat à la commission d’enquête, son ingénieur ordinaire n'était descendu dans la mine de Villebœuf que deux fois depuis le commencement de l’année : fin mars et fin mai.

(source : SEVERINE, Au pays noir, Les esclaves modernes, “Le Gaulois“ du 14 aout 1890, Gallica)


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Au pays noir

L’ENQUETE


Saint-Etienne, 14 août 1890


Elle se continue, et, je dois l'avouer, avec plus d'énergie et de promptitude que n'en déploie d'ordinaire la poignée de députés préposés à ces sortes de besogne.

C'est que le terroir agit sur eux, qu'ils subissent l'influence de la tristesse ambiante, espèce de magnétisme qui se dégage d'un regard suppliant vers celui dont l'opprimé attend justice et secours.

Ils sont débarqués à la gare, je ne dirai pas sceptiques, mais dégagés, venant accomplir la tâche comme ils auraient discuté n'importe quel projet de loi, dans le sein de n'importe quelle commission.

Trois ou quatre anciens ouvriers, parmi eux, demeuraient seuls pensifs, repris par le souvenir des détresses endurées, auxquelles un hasard électoral les avait soustraits ; des détresses si proches encore, que le frisson des autres gagnait plus vite leur chair mal cicatrisée.

Au bout de vingt-quatre heures, sauf un couple de vieux endurcis, que je préfère ne point nommer, ils étaient tous semblables, pris de pitié, désireux de voir et de connaître et d'approfondir les douleurs de ce peuple de suppliciés.

Ils n'ont pas mené l'enquête avec passion ; ils l'ont menée avec émotion et simplicité.

Avant-hier soir, la commission a choisi pour rapporteur Dumay, l'ancien mécanicien du Creusot, qui connaît la vie des mines et apportera, à faire sa besogne, de la compétence et de l'impartialité. Il va demeurer ici quatre jours encore, qu'il passera, pour la plus grande partie, dans le « fonds » de Villebœuf, où le guideront ensemble Michel Rondet, le secrétaire de la Fédération des mineurs de France, et Urdy, le singulier petit gnome dont je vous ai parlé hier.

Hier soir, après avoir déclaré ses travaux terminés, la commission s'est séparée.

La plupart de ses membres sont repartis pour Paris, d'autres sont restés jusqu'à demain.

L'enquête sera terminée par Dumay, qui s'est absenté de Saint-Etienne pour vingt-quatre heures, afin d'aller à Blanzy étudier un système d'air comprimé, préférable peut-être pour la ventilation des galeries, à l'air libre qu'on emploie ici.

Maintenant, que fera la Chambre ? Je n'ose pas y penser, ni surtout dire à ces malheureux ce que j'en pense. A quoi bon tuer l'espoir dans le cœur de ceux qui n'ont que cela ?

Quant aux responsabilités, l'Etat, bien entendu, se défend comme un beau diable, et rejette tout sur la compagnie. Celle-ci est fautive, évidemment; mais depuis quand les ingénieurs officiels hésitent-ils après avis, non écouté, à formuler des ordres et à les faire exécuter ?

On nous la baille belle, aujourd'hui, avec l'esprit de conciliation, la patience de l'Etat ! Comment ! un de ses ingénieurs, à la fin de mai, je crois, lors de sa dernière visite, tempête contre le mauvais état de la mine, en signale les défauts, en énonce les dangers, fait consigner son rapport sur le livre d'administration, et s'en va tranquillement, sans s'inquiéter si ses injonctions sont suivies, si l'existence des hommes reste en péril ! Et, de mai à juillet, deux mois entiers, il ne revient plus, ne donne plus signe de vie !

La mine est abandonnée à ceux qui ne font que l'exploiter.

La vérité, la voici : d’un côté, une Compagnie guère riche, n'ayant point, jusqu'ici, à ce que je crois, donné de dividendes à ses actionnaires, et poussant le directeur, l'épée dans les reins, à faire exécuter n'importe comment le travail, afin d'arriver plus vite au bénéfice.

De l'autre, l'Etat exerçant mal sa surveillance, ou pour mieux dire, pas du tout, traitant les ingénieurs de la mine avec le mépris qu'ont les polytechniciens pour les élèves des écoles d'Alais ou de Saint-Etienne, et jetant à travers les galeries, pendant les rares descentes, le coup d'œil embêté et dédaigneux d'un maître qui se soucie de la vie des ouvriers comme d'une guigne, et du sol national comme de son premier cure-dents !

Entre les deux, les travailleurs surmenés par celle-ci, abandonnés par celui-là, chair à grisou vouée à la flambée par la cupidité des uns et la négligence des autres.

Savez-vous comment tout cela va finir, dans cet immense filet jeté sur l'exploitation minière ? On ramènera un pauvre petit poisson de rien du tout, un chevaine ou un goujonnet, dont on donnera l'arête à sucer à l'opinion publique, pour qu'elle ne crie pas trop de la fuite, à travers les mailles, des brochets voraces et des carpes ventrues.

On fera passer la colère générale sur quelques anciens élèves d'Alais, par exemple un directeur déveinard ou un ingénieur peu chanceux.

Puis rien ne restera plus de l'affaire, que les cent vingts cercueils rangés au cimetière, le long de la muraille, et un triste homme qui quittera la ville en sanglotant comme un malfaiteur, pour aller essayer de refaire sa vie ailleurs, lui qui a des cheveux blancs ! Est-ce un dénouement cela ? Est-ce un remède au mal social ?

Non, encore une fois !

La responsabilité de l'Etat et la responsabilité des actionnaires ! C’est sous le couvert de l'un, c'est au bénéfice de l'autre que se commettent toutes les imprudences. Il est juste qu’ils en paient les frais.

Ne l'ont-ils donc pas compris, tous ces riches au grand cœur qui ont associé à leur fortune les humbles alliés qui l'avaient édifiée ? Ces bons patrons - car il en est, je le proclame - qui, inquiets de leur subit triomphe, tourmentés par l'instinct de justice que renferme toute créature humaine, ont payé la dîme de leur bonheur à ceux qui les avaient aidés à le conquérir.

Je pensais à cela, l'autre jour, en distribuant les trois mille francs envoyés par le Bon Marché aux mineurs de Saint-Etienne, et je souhaitais de toute mon âme, que les capitalistes d'ici imitassent cette femme au grand cœur qui s'appelle Mme Boucicaut. Comme ce serait beau tout de même, une nuit du 4 Août de la bourgeoisie abdiquant son superflu pour que les pauvres eussent du pain !

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P.-S. Merci de votre extrême délicatesse à me demander mon avis sur le partage : vous avez raison pour la solidarité des malheureux.

J'aurai terminé probablement ma distribution dimanche soir.

Amitiés.

(source : SEVERINE, Au pays noir, L’enquête, “Le Gaulois“ du 15 aout 1890, Gallica)


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Au pays noir

RETOUR DE SAINT-ETIENNE


Le directeur du Gaulois a reçu, hier soir la lettre suivante :


Paris, 20 aout 1890.

Mon cher directeur,

Me voici de retour et, avant toute chose, et je tiens à remercier les lecteurs du Gaulois de ce qu'ils ont fait pour les mineurs de Saint-Etienne. L'élan de leur générosité n'a eu de comparable que la profondeur de l'infortune qu'ils souhaitaient soulager.

Ils y sont parvenus. Grâce à eux, à eux seuls - je souligne exprès ces mots - la misère n'a pas achevé les familles des victimes, les survivants du grisou. Pendant les quinze jours qui ont suivi la catastrophe, et sauf les légers secours distribués par M. de Maigret, nulle autre aide que celle du Gaulois, nulle autre protection, nulle autre fraternelle assistance, n'a empli la huche vide, le biberon des petits, l'écuelle des grands.

Chacun de ceux qui ont souscrit peut se dire, sans crainte d'erreur, qu'il a à son acquis la vie d'un enfant, le salut d'une femme, la résurrection d'un blessé.

Et cela sans distinction politique ni religieuse, sans parti pris, sans partialité, n'envisageant que le malheur de l'homme et non son opinion. J'ai visité des taudis où le Christ resplendissait, d'autres où la Marianne était crucifiée au mur par quatre épingles de cuivre ; j'ai vu, à des chevets de mourants, en quelque image très ancienne, le légendaire profil de Bonaparte, et souvent aussi l'image d’un adolescent qui vous est cher - cette gamelle tant reprochée à votre parti, le Gaulois peut dire, suivant une parole qu'on crut historique, qu'il l'a partagée avec les mineurs.

C'est de cela que je vous remercie, et de toute mon âme ; c'est d'avoir abdiqué ainsi vos préférences, pratiqué «  l'oubli de soi » jusqu'à la plus extrême limite. J'ai fait de même, je vous l'assure. Mes mains de socialiste n'ont été que le crible à travers lequel filtrait votre charité de chrétiens.

Et quand le syndicat des mineurs, d'abord - empêché seulement, celui-là par sa pauvreté - puis, l’Administration préfectorale, ont eu terminé leurs enquêtes et commencé leurs tournées, le Gaulois avait laissé partout trace de son passage, adouci les détresses, calmé les douleurs.

A la date d'hier, la Compagnie n'avait encore rien fait.

Mais sur la liste de la préfecture, comme sur la liste du conseil des mines, des annotations étaient mises en regard des noms, déclarant la victime bien ou mal pensante, et, d'après ce renseignement, digne ou non d'intérêt.

Moi, de votre part, je suis allée, et j'ai ouvert les mains partout où une femme pleurait près d'un cercueil, partout où les petits criaient la faim.

Grâces vous en soient rendues ! Je vous dois personnellement, la plus fière sensation d'impartialité, la plus grande joie de fraternité que j'ai eue de ma vie !

Merci, encore, mon cher directeur, et mes meilleurs vœux.

Séverine

(source : SEVERINE, Au pays noir, Retour de Saint-Etienne,“Le Gaulois“ du 21 aout 1890, Gallica)


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Les mineurs

AU PUITS DE LA MANU


Saint-Etienne, 7 décembre 1891


Au débarqué, j'ai retrouvé Colombet, le conseiller général du canton Nord-Est dans lequel, justement, est situé le lieu de l'explosion. Il y a couru l'un des premiers ; il a fait partie de cette « cordée » qui s'est jetée dans les « cages » à deux heures et quart, dès que la fumée a permis de descendre parmi l'atmosphère pestilentielle, les poussières du charbon, les miasmes cadavériques qu'exhalent presque aussitôt ceux qu'a frappés le grisou. Nul mieux que lui ne pourra donc me renseigner ; et je l'interroge, tandis qu'au grand trot la voiture nous emmène vers le Treuil. C'est à midi treize minutes qu'a eu lieu la catastrophe, annoncée en ville par cette tressaillante détonation que connaissent trop, hélas, ceux qui ont habité en contrée minière. Alors, de tous les points de l'horizon, le troupeau lamentable des femmes est accouru. Les bras au ciel, les cheveux au vent, hurlant au soleil, elles se sont engouffrées dans l'enclos, se sont ruées sur le « plâtre ». Il a fallu que les hommes présents se colletassent avec elles, pour empêcher les pires malheurs. Puis les gendarmes ont dû, à leur tour, faire le vide, pour enrayer la sublime et inutile folie coutumière qui empoigne les mineurs quand tout sinistre les jette au gouffre avant que l'accès en soit possible ; augmente le chiffre des victimes sans atténuer en rien le sort affreux des autres.

Puis un incident, atroce à l'impatience des assistants, s'est produit, quand on a commencé d'organiser les secours.

Lors de la première tentative de descente, à vingt mètres de profondeur, il avait fallu s'arrêter ; faire remonter la cage sous peine d'asphyxie. Lors de la seconde, un des cordeaux s'est brisé, et il a fallu une heure et demie - une heure et demie ! - avant que ce soit réparé.

Double agonie pour les quelques malheureux qui exhalaient en bas leur dernier souffle, et pour les vivants, dont le cœur râlait à attendre ainsi !

Enfin, quand on croyait tout fini, il a fallu se mettre à allonger le câble qui, par suite du bouleversement souterrain, n'atteignait plus à la seconde « recette ». Alors on a pu descendre.

Tout à coup, de la première cage remontée, une espèce de singe atroce, saignant, glapissant, a jailli.

- Non, pas de remèdes I Rien, rien, rien ! Je veux ma femme, ma femme !

C'est un nommé Jean Garnier, un élu du destin, qui doit la vie à ce miracle une chute abominable faite dans le puisard. Tandis qu'il y barbotait, le grisou a fauché ses compagnons, demeurés dans la galerie.

Il est à demi fou. Ses yeux roulent tout blancs dans sa face calcinée. Ses lèvres crevassées n'ont qu'un cri :

Ma femme ! Je veux voir ma femme !...

On le hisse en voiture et on l'emporte chez lui, tandis que commence la lugubre ascension des cadavres.

Cinquante-six hommes, cinquante-six chevaux. On emporte les hommes à l'hôpital du Soleil ; on dépèce les chevaux que l'on remonte quartier par quartier.

– Et la mine ? demandai-je à Colombet.

– La mine ? plus rien c'est le chaos !

M'y voici dans la boue, sous la pluie, de hautes piles d'énormes bûches s'entassent, fraichement coupées, fraîchement dépouillées, toutes blanches parmi ces ténèbres. Sous le haut hangar de la recette, des lueurs flambent ; et, tout à coup, une ombre géante apparaît, comme un pendu fabuleux qui oscille lourdement après le harpon.

C'est un grand cheval pommelé, un percheron puissant, qu'on a pu remonter d'un bloc. Sa crinière flotte, dans l'âpre bise qui nous gèle tous ; ses yeux gardent une impression d'horreur ; ses membres retombent avec un geste presque humain... la lassitude de l'être fatigué qui, enfin, se détend !

Il demeure allongé sur le sol ; puis, avec des cordes, on le hisse sur la charrette, pleine des débris de ses camarades de peine et de délivrance. Le mouvement lui fait prendre des attitudes tragiques de coursier de champ de bataille, dont la mitraille a cassé les pattes et qui essaie de se relever. Tout à l'heure aussi, le poitrail soulevé, avec l'homme qui, debout, lui maintenait la tête, il a rappelé d'étonnante manière les chevaux de Marly qui gardent l'entrée des Champs-Elysées.

Un mineur, à côté de moi, avait les larmes aux yeux :

- C'est-il pas dommage ! Une si belle bête ! Et puis si avenante ; et puis si courageuse ! Un ami, quoi !

Lentement, l'animal a semblé s'étendre sur l'amas de charognes, comme sur une bonne litière.

- Après tout, pauvre vieux, il se repose ! a repris l'ouvrier, paraphrasant sans le savoir, avec une envie mélancolique, le mot de Luther au cimetière de Worms.

Ils se reposent aussi les cinquante-six malheureux que je viens de voir étendus dans les salles de l'hôpital ; en ce faubourg du Soleil, qui est comme le Belleville de Saint-Etienne. Mais de quel repos ! Ils sont allongés à la file, tout habillés, leur numéro d'ordre épingle sur la poitrine, sur une couche de paille. Tous ont les poings tendus en avant, dans un geste uniforme de défense ou de menace : les uns suppliant la mort, d'autres l'injuriant.

C'est là qu'on les vient chercher, un par un, pour procéder à la mise en bière. Tels quels, avec leurs vêtements, ils sont roulés dans un drap ; puis posés sur une couche de son, de cette sciure de bois, phéniquée à outrance, dont le tas s'élève dans la cour à hauteur d'homme.

Alors, le cercueil refermé s'en va rejoindre les autres, dans l'humble chapelle où, sur des civières, les premiers prêts attendent.

Une lampe à reflets de phare éclaire ce terrifiant spectacle ; ce naufrage de tant d'existences ; cette flotte de barques à couvercle, en route pour l'éternité !

Nous sortons de là le cœur chaviré.

Contre la grille, sous la pluie, dans l'ombre, des femmes se tiennent le front appuyé, ombres entrevues à peine mais dont on entend les sanglots.

Quand les porteurs traversent le préau, pliant sous le poids de leur funèbre colis, chacune interroge les ténèbres.

- Est-ce le mien ?

(source : SEVERINE, En marche... - Les mineurs - Au puits de la Manu, éditions : H Simonin, 1896, Gallica)


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Les mineurs


LES FUNERAILLES



Des soldats, et encore des soldats, autour de l'hôpital du Soleil ! Dragons, gendarmes, fantassins, troupes à cheval, troupes à pied, tous les porte-fusils et tous les porte-sabres de la région - quiconque se coiffe d'un képi ou se carre dans un baudrier...

Ils sont ici par ordre, comme ils exécutent passivement la consigne reçue et c'est contre ce « par ordre » là que je m'élève, car il constitue une hypocrisie sacrilège, car il blesse l'instinct populaire, et expose le peuple en uniforme à l'indirecte injure du peuple en blouse.

Celui-ci est un simple, qui s'en prend à l'obstacle immédiat, à l'arme dont il est frappé : à la lame inerte du bancal, à la bille de plomb du flingot. La main qui dirigea la poignée, le doigt qui pressa la gâchette, ne sont atteints de sa riposte que par ricochet. Il pense, confusément, au but lointain, mais il vise au plus proche. Sa rancune s'arrête en route, va mourir, comme une balle perdue, au pied de la cible qu'elle devrait crever ou jeter bas.

Voilà pourquoi c'est balourdise, manque de tact, de mettre en présence, derrière le cercueil de malheureux qui ne connurent l'armée que comme gardienne et servante de l'intérêt patronal, cette armée et les survivants. Tous en souffrent : les soldats, qui pâtissent d'une cruelle malveillance ; les ouvriers, qu'outrage cette figuration de regrets bottés, éperonnés, casqués, les mêmes pour la grève que pour l'explosion, pour la menace que pour le deuil...

Dans la multitude, point farouche, cependant, un mot courait ; frissonnait sur toutes les bouches ; faisait la chaîne de groupe en groupe : « Fourmies, Fourmies ! » Et ce n'étaient point des agitateurs qui le lançaient, pour tâter le pouls à l'opinion, savoir qui l'emporterait de la résignation ou de la révolte. C'étaient des vieux tout blancs, qui branlaient la tête d'un air de doute ; de placides travailleurs, dont la face honnête blâmait sans que la haine y burinât son rictus.

Il faut dire aussi que la consigne donnée à la troupe était faite pour enrager les plus tranquilles, ameuter les plus pacifiques. Partout, les rues étaient barrées ; partout, étroites ou larges, les voies étaient transformées en impasses, gardées par les chiens de fusils, obstruées par le poitrail des chevaux.

- On ne passa pas !

Saint-Étienne avait, aujourd'hui, l'aspect d'une ville en état de siège, d'un bourg terrorisé. Je sais des familles qui n'ont pas pu rejoindre leur mort ; des femmes qui pleuraient en tenant des fleurs, des médaillons funéraires, suppliantes derrière la haie des capotes bleues et des mineurs, venus à pied de Firminy, de la Ricamarie, de Rive-de-Gier même, délégués par leurs syndicats, qu'on a empêchés de se joindre au cortège.

Un des adjoints a dû mettre son écharpe, et sommer un officier de le laisser passer. La couronne de la Bourse du travail a été trouée d'un coup de baïonnette, et ses immortelles ont égoutté rouge tout le long du chemin.

Ce n'est pas uniquement mon opinion personnelle que je donne là : elle pourrait n'être pas impartiale. C'est l'opinion générale, autant vaut dire unanime. Elle était formulée énergiquement, d'ailleurs, derrière l'hôpital, dans la longue avenue bordée de cyprès où, sur deux files parallèles, les cinquante et une bières étaient alignées ; chacune avec son contingent de parents et d'amis, de désolées sanglotant sous leur coiffe de crêpe, de désespérés serrant les poings, le regard fixe, se mordant les lèvres pour ne pas pleurer, chouans du centre, avec leurs minces anneaux d'or aux lobes, leur courte veste, leur ceinture de laine, leur feutre à larges bords !

Sur chaque cercueil, un drap noir ; sur chaque drap noir, une croix blanche, et aussi deux petites couronnes dont l'une porte en exergue cette inscription : Le Conseil municipal. Chaque famille a ajouté ce qu'elle a pu. Beaucoup n'ont rien d'autre que l'officiel hommage. Même dans la misère, il n'est point d'égalité.

Tout autour de ce jardin, la vue s'étend. Des collines chauves, des plaines pelées, des maisons basses à façade lépreuse, et des puits innombrables, des puits si voisins que la fumée des cheminées se mêle, barre l'horizon d'un nuage puant !

Le ciel est bas, la terre est bossuée. Au-dessus, tout est gris ; au-dessous, tout est sombre. Il brume de la suie, il tombe du brouillard. Une mélancolie effroyable enserre le cœur  !

Des voix s'élèvent. C'est M. Guillain, représentant le ministre des travaux publics ; c'est le préfet, M. Lépine, c'est Colombet, qui disent quelques paroles. L'un promet, l'autre projette, le troisième proteste. Sa thèse, à celui-là, est curieuse, singulièrement émouvante :

- Après chaque catastrophe, les mineurs ont vu se réaliser, enfin, quelqu'une des réformes souhaitées et si longtemps attendues. Cette fois-ci nous vous apportons cinquante six cadavres ! Qu'est-ce que vous allez nous donner en échange ? Qu'est-ce que vous comptez faire pour nous ?

M. Guillain regarde M. le colonel Chamoin, envoyé de l'Elysée. M. le colonel Chamoin regarde les autres autorités. Les autres autorités regardent ailleurs. Un malaise règne, qu'interrompt le signal du départ.

Le monde officiel défile d'abord, compassé et endolori, galonné, chamarré, enrubanné, d'une tristesse correcte et de bon goût. Puis les élèves des Mines, casquetés de bleu, et tous les fonctionnaires du canton.

- Portez... armes ! crie une voix retentissante, dans la rue de Monteil.

Et les porteurs hissent les civières sur leurs épaules. Derrière la plus humble d'entr'elles j'ai marché, avec trois petits enfants dont les larmes étoilaient le pavé. La musique militaire joue la marche qu'elle a jouée, il y a seize mois, en conduisant à Notre-Dame les quatre-vingt-dix victimes de Villeboeuf : elle n'a pas eu le temps de la désapprendre.

Aujourd'hui, on s'arrête à Sainte-Barbe ; et les cinquante-et-une bières s'allongent côte à côte, dans le chœur et la nef qu'elles emplissent. Le cortège est entassé au pied de l'autel que domine le dais rouge et grenat où, mitre en tête, crosse au poing, trône le cardinal de Lyon, primat des Gaules : Mgr Foulon.

Dans les bas côtés, pleurent et s'agenouillent les familles. Le spectacle est inouï d'angoisse et de majesté. Et voilà que l'orgue, à son tour, gémit et se lamente ; mêle sa voix à l'écho des cuivres arrivant par la grand' porte demeurée ouverte.

Tant de pompe, tant de lumières, pour ceux qui ont vécu sans pain, ont végété dans les taudis, sont morts dans les ténèbres ! Ce de profundis qui s'élève des vivants vers le ciel, il me semble, à moi, qu'il monte des entrailles de la terre vers la surface ; des morts vers les bien-portants qui sont là – et qui feraient mieux d'accorder la miséricorde humaine, avant que de solliciter la miséricorde divine pour ces malheureux, trépassés à leur service !

Priez pour ceux-ci, ô prêtre... et non pour ceux-là !

Midi et demi. Un court trajet, de l'église au cimetière qui enguirlande de tombes le puits Saint-Louis. Entre eux, le mur est tout bas si jamais il y arrive un malheur, ce sera bien commode ! La suie tache les tombes. Les ouvriers ont sous les yeux, avant de descendre au travail, la quintuple rangée des défunts de Verpilleux et ceux de Chàtelus et ceux de Jabin. Ceux de Villebœuf sont là-bas, en face, sur cette colline où les croix blanches, ailes déployées, mettent comme un vol de colombes.

En cercle, les cinquante-et-un cercueils sont déposés. Le clergé absout. Le pasteur bénit. Et Girodet, député, maire de Saint-Etienne, Chalumeau, délégué des trente-six syndicats de la Loire, dont le plastron a été éraflé par les baïonnettes traversant la couronne dont il était porteur, prononcent des discours.

. . . . . . . . . . .

Tout le monde parti, il ne reste, autour des bières que l'on a dépouillées de leur drap noir, et qui demeurent nues sous la pluie, que les proches, les intimes, en prières ou en pleurs. De l'autre côté, la large tranchée attend ; plus quelques fosses à part.

Un vieux mineur se penche sur l'une. Et, avec une satisfaction professionnelle, un « plaisir » à rencontrer de l'ouvrage bien fait, il dit, désignant du doigt le caveau tapissé de quelques minces planches :

- A la bonne heure! Celle-là est boisée !...

0 sainte philosophie des simples ! Quels gredins... sont-ils, ceux qui vivent de toi !

(source : SEVERINE, En marche... - Les mineurs - Les Funérailles, éditions : H Simonin, 1896, Gallica)


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LA CITÉ DES LARMES

Visite à ceux qui restent


Saint-Étienne, 11 décembre 1891.

Sous un ciel de meurtre, plaqué de traînées rouges comme si on y avait égorgé le soleil ; au haut d'escaliers si emplis de ténèbres que j'y avançais anxieuse, les mains tendues, le pas hésitant ; tout au fond des faubourgs gris de suie, tout au fond des campagnes noires de houille, en pleine boue, en plein vent ; dans des taudis si affreux que beaucoup, chez nous, n'y voudraient pas loger leur chien, j'ai entendu aujourd'hui les hurlements de la douleur humaine.

Sur mes joues, d'autres larmes ont coulé que celles que je versais moi-même ; des bras convulsifs se sont noués à mon cou ; j'ai senti battre, contre mon cœur désolé, des cœurs bondissant d'aiguë souffrance – et jamais je n'ai compris davantage la fraternité intime qui unit toutes les femmes, quelle que soit leur situation, dans le regret et dans le désespoir !

Rien, vous entendez, rien, ne peut donner idée de ce que je vois depuis deux jours !

Grâce à la générosité d'un bon riche, qui m'a envoyé quinze cents francs pour parer aux premières détresses, j'ai pu ne pas arriver les mains tout à fait vides ; donner dix francs par enfant dans les familles nombreuses, autant aux veuves seules, autant aux tristes vieilles mères sans soutien désormais - entre leurs doigts tremblants la goutte d'or glissait comme le grain d'un rosaire...

Les victimes sont des victimes, et on n'a jamais à discuter la moralité de ceux qu'après une vie aussi dure atteint une fin aussi cruelle. Les chrétiens n'ont qu'à se signer, sur les sépultures ; et les autres qu'à y laisser tomber l'adieu mélancolique de ceux qui pensent que l'injustice du sort, le labeur sans repos, la misère sans trêve, servent d'absolution aux morts toujours - et souvent aux vivants ! Pour le blâme, donc, on doit se taire, devant le cercueil des pauvres ; mais pas pour l'éloge ! Et il faut dire que jamais catastrophe ne frappa travailleurs plus sérieux ; pères, maris, fils plus irréprochables ; êtres plus méritants, sous tous les rapports, que ceux qui, cette fois, furent fauchés comme blé mûr, par la lame bleue du grisou.

Cela se comprend : l'accident est arrivé un dimanche, le jour où ne descendent que les hommes qui tiennent plus à augmenter leur salaire qu'à courir la ville avec les camarades.

On avait antérieurement fêté la Sainte-Barbe, la grande patronne de la corporation. On avait, l'autre semaine, célébré, en un banquet monstre, les débuts de la Mine aux mineurs de Monthieu. Dans le tiroir de la ménagère, les sous s'espaçaient ; il fallait réparer cela ! L'homme a pris son fourniment, et, le cœur un peu gros (parce qu'il faisait beau temps et que c'eût été bon de se promener avec les mioches), a allongé le pas vers le Treuil.

De son côté, la femme, astiquant son petit ménage, raccommodant les bardes de la maisonnée, se disait, pensant à lui, avec cette jolie expression du terroir :

Bosaigne ! j'ai tout de même de la brave compagnie ! Boum ! ... Une détonation secoue le sol. Elle se jette au dehors, d'instinct, comme s'y jettent les voisines à la moindre alerte, en cette contrée de massacre.

Toutes d'une seule voix : « La fumée ! d'où sort la fumée ? »

Ah ! malheureuse ! c'est de la Manu ! Tu n'as plus de mari, les enfants sont orphelins !

A l'hôpital du Soleil, dans les lits à rideaux de cotonnade bleue, autour desquels volète, comme une mouette apprivoisée, la coiffe blanche d'une soeur, trois blessés sont étendus.

L'un, Charles Garnier, est ce sauvé par miracle dont, précédemment, je vous ai conté l'histoire : ce garçon que le choc a précipité de l'orifice de la galerie dans le puisard ; qui s'est, instinctivement, accroché aux guides des bennes et qu'on a retrouvé ainsi suspendu, à moitié fou, deux heures après. Comment n'a-t-il pas lâché prise ? Jamais on ne le saura ! ... Lui non plus n'en sait rien d'ailleurs. Au fond de ses prunelles inquiètes, une terreur semble blottie ; le regard y vacille, comme si un souffle invisible s'efforçait de l'éteindre ; et ses doigts, qui si longtemps se cramponnèrent, gardent après les draps le geste machinal. Celui-là a un enfant.

Les deux autres, Nicolas, qui a cinq petits, Morizon, qui en a quatre, et dont les faces pâles, charbonnées de poil grillé, ressortent de l'oreiller comme des masques japonais à expression tragique, ces deux-là étaient palefreniers. Dans l'écurie, ils virent tomber, foudroyés, leurs vingt-sept chevaux. Eux, après, s'endormirent doucement. Par quel prodige les retrouva-t-on quasi asphixiés mais respirant encore ? Cela aussi demeure inexplicable ! Les cinq ou six autres blessés, que j'ai vus en ville, et qui ont, suivant la formule courante, « avalé le mauvais goût », ne savent pas non plus, eux, comment ils ont échappé.

L'un, de peur, avait perdu la mémoire, ne se rappelait plus son chemin. Il vaguait dans l'obscurité, à travers les vapeurs nauséabondes, les poussières étouffantes. Non loin de lui, des soupirs filaient, comme le dernier son d'une corde qui se brise. Plusieurs cris de bête qu'on écrase percèrent le silence. Parfois, il marchait sur quelque chose de mou, et une main eut, autour de sa jambe, l'étreinte suprême - vite desserrée.

L'autre, enseveli sous un éboulement, la poitrine écrasée par une poutre, attendit cinq heures sa délivrance, ne sachant si on le découvrirait. Des cheveux blancs lui vinrent aux tempes, pendant ces cinq heures-là !

Quant aux veuves, quant aux mères, moins que les blessés elles se répandent en paroles - ils exhalent leur joie de survivre : elles n'en ont que la douleur !

Une madame Burine, dont le mari disparu n'a pas encore été retrouvé, demeurait immobile, les yeux à terre, tandis que, dans la pénombre, s'esquissaient les silhouettes de ses deux fils : un grand garçon, presqu'un homme ; et un gamin. Et comme j'essayais de consoler l'épouse avec les espoirs de la mère, de lui dire que, plus heureuse que bien d'autres, il lui demeurait un soutien, elle m'interrompit d'un geste navré :

– Oh ! madame, voyez-le !

Je relevai la tête : le chapeau en arrière, les traits tordus, un rictus atroce lui barrant le visage, l'ainé riait... il est idiot ! Et il descend dans la mine où on le surveille, de crainte qu'il ne fasse quelque coup.

Il faut bien manger !

Celle-là, madame Monnard, sans parents aucuns, sans secours d'aucune sorte, toute seule au monde, serre contre elle trois tout petits. Je la regarde – ses flancs sont lourds, son tablier de toile bleue relève du bas, elle est enceinte !

Cette autre, madame Gounon, assise entre deux femmes très âgées, sa mère et sa belle-mère, sanglote éperdument. Il y a huit mois qu'elle était en ménage ; son mari et son beau-frère sont restés au fond du Treuil. Et, alors, je me tourne vers celle des aïeules qui avait porté, nourri, élevé les deux victimes. Son homme, à celle-là, fut assassiné voici vingt ans ; et isolée, sans vouloir donner de beau-père à ses garçons, elle a suffi à tout. Elle en avait fait de braves et beaux gas... défunts maintenant !

Ici, chez les Mané, le mari est au lit, blessé. Dans l'autre lit, la femme est étendue, plus blanche que trépassée ; et un nouveau-né vagit sur la table, tandis que trois autres bambins errent par la chambre. Sans la pitié des voisins, sans la sainte solidarité des malheureux, ils seraient morts tous voici bien des heures.

La veuve Royet, dont le logis ouvre en face de la Manu, avait sept enfants - elle n'en a plus que cinq aujourd'hui. L'un avait été tué dans une antécédente catastrophe ; cette fois, le père et l'ainé y ont passé. Il lui reste, à cette infortunée, après ce triple deuil, quatre marmots et un adolescent de quinze ans, que voilà chef de famille  !

Chez la mère Teissier, quatre hommes sont partis au travail le dimanche matin. Deux de ses fils, deux bons sujets, qui n'avaient point voulu se mettre en ménage pour ne la point quitter, son petit-fils, et un pensionnaire. Aucun n'est rentré – la vieille, tout en larmes, a, pour sa part, escorté quatre cercueils !

Et celle-là, vingt-deux ans, à peine mariée depuis seize mois, cette petite Penel dont les plaintes emplissent le quartier de la Talaudière, aux poings de laquelle pendent des mèches de ses cheveux arrachés ! A quatre ans, elle était orpheline, son père étant victime du puits Jabin ; elle a grandi sans une caresse, sans une gâterie, vivant presque à la charité. Son mari, elle l'adorait avec ferveur, avec folie : il était toute sa famille, le monde entier, pour cette âme d'abandonnée ! Ils ont eu un enfant, un bébé de six mois aujourd'hui ; et elle ne veut pas croire au malheur, crie que c'est faux, ou se roule à terre en d'épouvantables crises, se refuse à être consolée.

– Mon homme ! mon homme ! mon homme !...

On n'entend que cela. Et tandis qu'elle se blottit contre moi, comme pour me demander asile contre la vérité, j'aperçois, accrochée au mur, au chevet du lit conjugal (de ce lit où les époux se sont connus, aimés, ont fait de la vie !), la couronne en perles noires qui, hier, ornait le cercueil, que l'on y reportera demain, quand la bière aura été mise en terre et la croix plantée !

C'est toute l'existence des mineurs, ce symbole de mort suspendu au-dessus de leurs joies : Mané, Thécel, Pharis cruel, immérité, que tressent en verroterie, contre le mur blanc, les doigts mauvais du destin !

Oh ! les pauvres, pauvres gens !

(source : SEVERINE, En marche... - Les mineurs - La cité des larmes, éditions : H Simonin, 1896, Gallica)


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EN HOLOCAUSTE

Treize mois après



Il y eut un an, le 3 décembre, que le grisou fit des siennes au puits de la Manu.

L'Eclair m'expédia là-bas, et je racontai toutes les désolations dont j'étais le navré témoin - les cinquante-six cadavres hissés du fond de la mine et rangés dans la paille, avec un falot pour cierge, à l'hôpital du Soleil ; puis, les obsèques terrifiantes, le long des rues de Saint-Etienne, les femmes hurlant à la mort, comme des louves, derrière les cercueils ; enfin, les détresses fatales : veuves, orphelines, vieilles mères, sanglotant, grelottant, sous leur mince robe noire, dans les logis sans feu, sans lumière, et sans pain !

Deux ans auparavant, j'avais fait même pèlerinage, en même circonstance, en la même ville. Seuls, le lieu de l'explosion et le chiffre des victimes différaient ; la catastrophe du puits Pélissier, concession de Villeboeuf, atteignait ce nombre : deux cent soixante-dix blessés, le reste au cimetière !

Précédemment, le désastre avait eu lieu à Verpilleux ; antérieurement, à Châtelus ; auparavant, au puits Jabin. Si bien que, presque tous les deux ans, le Moloch souterrain s'adjuge son lot de viande humaine, prélève la dîme sur le troupeau des travailleurs.

Que fait-on pour les préserver, pour les sauver ? Quelles mesures nouvelles sont prises, afin de déjouer le fléau ? De quelles garanties environne-t-on l'existence de ces malheureux, menacés de mort subite ou de mort lente, suivant que la « benne » les remonte refroidis ou mutilés ?

Car les plus à plaindre ne sont point les défunts ! Celui qui traîne sur terre ses membres estropiés n'est pas davantage utile aux siens que celui dont les membres pourrissent, sous terre, en quelque charnier. Bien au contraire ! Il était le gagne-tout, il devient le mange-tout ! Alors, il mendie...

Et Saint-Etienne, cité prospère, est, au point de vue de la déformation humaine, succursale de la Cour des miracles.

Des êtres sans yeux - je ne dis pas aveugles, je dis sans yeux, les paupières arrachées, les orbites rouges et caves suintant de vagues larmes - surgissent à un détour de rue, la main implorante, avec cette retenue dans la prière que garde toujours l'homme qui gagnait sa vie avant de la quêter.

Succédant à ceux-là, voici des larves, des formes rampantes dont la moelle est atteinte, dont les reins furent tordus avec des semelles sur le cou-de-pied, aux genoux, aux mains... cloportes écrasés dont les moignons trébuchent, et qui avancent de douze mètres en une heure !

Voici les défigurés : ceux qui ont le rire figé sur la face comme le Gwinplaine de Hugo ; ceux dont les traits expriment l'horreur ; ceux qui n'ont plus visage de chrétien et qui s'abritent de l'épouvante sous une sorte de cagoule !

Voici le menu fretin, le déchet, les veinards qui s'en sont tirés à bon compte ; ceux dont la manche est vide, ceux dont la quille est de bois ; les soudain bossus, les borgnes, les bancroches, les fiévreux, les hallucinés ! Tout cela est à la borne, après arrangement amiable - pour manger on n'attend pas - avec les Compagnies. ils auraient eu quelques sous quotidiens, s'ils avaient pu patienter... Impossible  ! Et pour une grosse somme : trois cents, cinq cents, mille, ou quinze cents francs, ils signent la renonciation à leur dû, l'abdication de leurs droits !

Quand la grosse somme est épuisée (pour peu qu'une demi-douzaine de mioches mordent à même, cela va vite !) ils sont « à la charité ». On était des hommes, on est des mendiants ; on conquérait le salaire, on sollicite l'aumône... et l'on gémit aux passants le long des routes.

Que fait la sollicitude des heureux contre ces crimes de hasard, cette déchéance imméritée, les affres de cette chair douloureuse ? Qu'enfantent la pitié et le savoir, en leur union féconde, pour le rachat des misérables ?

Rien.

Si - on juge !

Dans la foule des humbles, on en choisit un, parmi ceux qu'une parcelle de pouvoir investit d'un semblant de responsabilité, ou qui, auteur effectif du sinistre, a agi par ricochet - victime faisant d'autres victimes, intermédiaire d'une force qu'il ignore, bonne ou mauvaise, transmise ainsi que reçue !

De cette unité, de cette faiblesse, de cette inconscience, placée par son mauvais sort sur le lieu de l'événement, tous ceux que menaçait la colère publique, tous ceux qui ont intérêt à ce qu'elle dérive, vont faire un coupable.

Il est, ce simple, le gérant de la catastrophe ; l'homme de paille voué aux mois de prison. L'humilité de sa situation ne cesse que lorsqu'il s'agit d'endosser une haute et éclatante réprobation. Alors, on le tire de son ombre, on l'exhibe, on l'élève à niveau du châtiment.

Lui, hébété, fou de chagrin, bien sûr qu'il est fautif puisque tant de gens le lui répèlent, se laisse faire, perd le Nord. A se voir « devant les tribunaux » à songer que sa femme et ses petits vont jeûner, tandis qu'il sera en geôle ; à s'exagérer la flétrissure judiciaire ; à en calculer, pour l'avenir, la portée cruelle, beaucoup ont souhaité mourir, l'ont essayé, même... ont parfois réussi !

Alors, on proclame que ce sont les remords qui ont déterminé le suicide ; que le criminel « s'est fait justice ». Et la routine, la négligence, la cupidité, élaborent d'autres désastres et de pareils responsables !

Je ne dis pas que c'est exprès ; je n'ai pas, grâce au ciel, assez de parti pris obtus dans le cerveau, pour supposer, pour dire, que les Conseils d'administration, composés de cannibales, se réunissent à seule fin de machiner la mort du pauvre monde. Ce serait idiot !

Mais la puissance formidable que décerne l'argent donne forcément le dédain de cette monnaie plébéienne qu'est l'existence du bétail à gain : ouvriers, clients. Les mêmes hommes qui sont d'excellents fils, de parfaits maris, de tendres pères, très capables, à l'occasion, du bon mouvement individuel envers un gueux, deviennent, réunis en leur ensemble, masqués d'anonymat, les molécules d'un tout féroce – comme les crimes de foules sont toujours suspects de ce calcul vil, de cette arrière-pensée ignoble : l'espoir de l'impunité !

Ce qu'on ne ferait pas personnellement, on le fait communément, se sentant le pouvoir invisible du faisceau dont les brindilles sont toutes semblables ; étayé par les vices bien plus sûrement que par les vertus ! La moralité s'émousse, à ce jeu terrible ; et la self-défense, d'accord avec l'usage, les précédents, d'accord avec la loi, sacrifie ce qu'il faut d'holocaustes pour assurer sa suprématie et sa sécurité.

De là, ces surprises, ces ahurissements de l'opinion, devant les maigres morceaux qu'on lui jette en pâture. Des semaines, elle s'est indignée, a grondé, a rugi ; la presse a tonné, invoquant prompte et sincère justice, protestant que, cette fois, on n'amuserait point, par des hors-d‘œuvre, sa fringale de vérité.

Alors, en grande pompe, on lui livre « l'émissaire », un mécanicien, un contremaître, un passant, un employé subalterne un « gens de rien » !

C'est, pour la catastrophe de Saint-Mandé, le conducteur Caron ; c'est, pour l'explosion de la Manu, le gouverneur Moulin.

Seulement, cette fois, les juges, moins cruels, s'en sont tenus au minimum : cent francs d'amende, un mois de prison.

Ça met le cadavre, l'un dans l'autre, à vingt sous pièce... c'est pour rien !

Qu'on ne se méprenne pas à mes paroles, qu'on ne me suppose pas choquée de cette indulgence - je ne suis choquée que de la condamnation !

Car, si faible soit-elle, par cela même, son inutilité, son inconséquence, son illogisme, n'en ressortent que plus clairement. Il n'y a pas à crier, comme lors de ces verdicts, scandaleux de férocité, qui concilient à l'inconnu de la veille les sympathies publiques savant ou ignorant, inventeur ou ouvrier ; Turpin, dans la prison d'Etampes, Caron, dans la prison de Poissy.

Non, l'arrêt est humain, quant au total adjugé... mais alors pourquoi le rendre ? Car le dilemme est absolu. Ou ce meneur de machines, ou ce surveillant de travaux, est l'auteur réel de la tuerie, de l'écrabouillement sur les voies, dans les fosses - et, alors, que pèse le mois de détention infligé à Moulin, et même les vingt-quatre mois de Caron ? Ou l'un, comme l'autre, est innocent - alors pourquoi le punir ?

« Responsabilité mitigée » ? Oui, je sais, c'est la formule. Mais alors, qui en endossa l'excédent ? Comment voulez-vous que le pourquoi de ces palinodies ne soit pas visible aux yeux les moins clairvoyants ? La loi est formelle : il lui faut son gibier, une cible à accusation, discussion, réquisitoire, défense, et tout ce qui s'ensuit. Pourvu qu'elle ait un nom à mettre entre ses grimoires, et un homme à asseoir au banc d'infamie, elle est contente, la chère ogresse !

Elle est d'origine, d'instinct, avec les riches cortre les pauvres - puisque ce sont les riches qui l'ont faite ! Pourquoi irait-elle chercher le fin du fin, là où les apparences, pour les esprits non subtils ou les cœurs non sincères, lui donnent raison !

Elle juge, elle condamne. Quand jurés et magistrats sont de braves gens, il s'efforcent de mettre d'accord leur conscience et le code, en mitigeant le plus possible les rigueurs pénales. Quand ce sont des gredins, ils l'exagèrent, par pure haine des malheureux.

Mais quand donc établira-t-on le bilan que je réclame, le bilan que l'on a droit de réclamer, en présence de catastrophes si réitérées, si proches ; et desquelles, je vous assure, le public et le peuple, l'un consommateur, l'autre producteur, commencent à se lasser ?

Simplement ceci : établir les bénéfices de l'entreprise; le prix de revient de l' « accident »... et ce qu'auraient coûté les précautions à prendre, les réformes à apporter, les changements d'outillage, l'augmentation de personnel, les frais d'entretien, pour éviter ledit accident. En vérité, je vous le dis, le sinistre avec sa moyenne ordinaire de victimes - cent à cent cinquante - représente encore du boni.

Concluez.

(source : SEVERINE, En marche... - Les mineurs- En haulocauste, éditions : H Simonin, 1896, Gallica)


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Notes

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• Les catastrophes - En quatre ans de 1887 à 1891, la série meurtrière de catastrophes que connut le bassin stéphanois souleva de nombreuses réactions dans toute la France.... 1887 : 78 morts au puits Chatelus ; 1889 : 206 morts au puits Verpilleux, 1890 : 118 morts au puits Pélissier ; 1891 : 61 morts au puits de la Manu,.. sans compter les blessés, ni les accidents “ordinaires°
Auparavant : en mai 1869 : 14 morts au puits Monterrad au Chambon-Feugerolles et 19 morts en aout au même puits ; 1871 : 70 morts au puits Jabin ; 1876 : 186 morts encore au puits Jabin ; 1878 : 9 morts au puits Sainte-Barbe à Rive-de-Gier ; 1879 : 19 morts au puits Dolomieu à Roche-la-Molière ; 1880 :11 morts au puits Adrienne au Chambon-Feugerolles ; 1881 : 12 morts au puits Sagnat à Roche-la-Molière.
Par la suite : 1899 : 16 morts au puits Couchoud à La Grand-Croix ; 1911 : 27 morts au puits du Bardot ; 1928 : 48 morts au puits Combes à Roche-la-Molière ; 1939 : 36 morts au puits de la Loire n°1 ; 1942 : 65 morts au puits de la Chana ; 1944 : 9 morts au puits Mars ; 1955 : 8 morts au puits Monterrad à Firminy.
Le dernier “accident collectif” de toute l’histoire du bassin minier de la Loire fit 6 morts au puits Charles à Roche-La-Molière, en mai 1968.

ACHOUR Christine, Séverine et Jules Vallès -Un couple intellectuel ? , pdf, en ligne

Biographie de Séverine sur le site de wikiwand

GRATTON Estelle, Séverine et le reportage social , Medias 19 - Université de Laval - Québec - en ligne

MONDON Hervé, Il était une fois Séverine, Forez-Info - en ligne

GREMMOS, Les catastrophes minières dans le bassin de la Loire, Emission radio du 21 nov 2019 - Radio Dio - Podcast - 1h Le Groupe de Recherches et d’Études sur les Mémoires du Monde Ouvrier Stéphanois (GREMMOS) tient une émission radio régulière sur la radio locale : Radio Dio


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Portaits



Séverine par Pierre-Auguste Renoir - 1885

Séverine par Nadar - 1890

Séverine par Amelie Beaury-Saurel -1893

Séverine par Louis Welden-Hawkins - vers 1895

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Annexes

• Photos de Félix THIOLLER
Félix Thiollier a photographié les paysages de la région entre les années 1890 et 1910. Avec le lien ci-dessus, découvrez une partie de son œuvre qui donne un aperçu des paysages miniers et industriels du passé de la région stéphanoise.

• VALLÈS Jules, “ Au fond d'une mine" - Bassin houiller de Saint-Etienne - 1866 - en pdf - 31p
A découvrir aussi le récit que fit de Jules Vallès, à la suite de sa visite de deux heures dans une mine stéphanoise, qui traduit la peur et l’angoisse, suscitées par cet enfer de travail.

• “Emile Zola, la vallée de l’Ondaine et le monde ouvrier”
Un article que j’ai écrit précédemment et qui interroge les représentations du monde ouvrier que les romans de Zola ont construites, et plus particulièrement celles de “Germinal“ qui ont (sur)plombé toute l’histoire des luttes des mineurs.

A la lecture des textes de Séverine, ou de Vallès, on peut se demander pourquoi l’H istoire a retenu essentiellement celui-ci et pas ceux-là...