Zola, la “Vallée de l’Ondaine”,
et le monde ouvrier


Le 16 juin 2019 a été commémoré le 150ème anniversaire de la “Fusillade du Brûlé“ à La Ricamarie dans le sud de la Loire. Emile Zola s’inspira en partie de cet événement sanglant pour écrire son livre “Germinal“ (voir références). Plus tard, pour un de ses deniers romans “Travail”, Emile Zola résidera quelques temps à Fraisses et Unieux chez ses amis Ménard-Dorian pour observer et décrire les aciéries et leur univers.

A cette époque, la “Vallée de l’Ondaine”, qui s’étend d’Unieux jusqu’à Saint-Etienne en passant par Fraisses, Firminy, Le Chambon-Feugerolles et La Ricamarie ..., est en France un des plus grands bassins industriels sidérurgiques et charbonniers, où les luttes ouvrières y sont nombreuses et déjà anciennes. C’est dans ce monde de labeur que Zola puisse sa documentation pour donner à ses ouvrages une valeur d’authenticité qui leurs confère le succès que l’on sait.

Sa description des modes de vie, d’organisation et d’action de ce monde de mineurs et de sidérurgistes dans les trois dernières décennies du 19ème siècle, apparait pour beaucoup de lecteurs comme un authentique témoignage d’une réalité vécue. Toutefois, au regard de l’histoire, le comportement et les actions du mouvement ouvrier qu’il décrit sont bien loin de refléter la réalité des luttes de cette époque et la complexité de leurs enjeux.

“Germinal“ est à ce titre une caricature qui a (sur)plombé l’histoire des combats de la classe ouvrière et des mineurs en particulier (que l’on songe au film de Claude Berri !). On peut, me semble t-il, à cette occasion mémorielle s’interroger sur les représentations du monde ouvrier que les romans de Zola ont construites, car bien des caricatures qui subsistent depuis dénaturent l’histoire des luttes d’hier et ne sont peut-être pas sans retombées sur celles d’aujourd’hui.


On trouvera en fin d'article des photos d’illustation légendées, ainsi qu’une série de liens vers divers documents (dont les livres de Zola, téléchargeables en format “epub”).



Si, dans L’assommoir Emile Zola décrit un monde ouvrier propre aux petites entreprises artisanales de l’époque encore empreintes de corporatisme, c’est bien dans Germinal et Travail qu’il aborde la condition ouvrière en tant que classe sociale. Même si celle-ci n’est pas nommée comme telle, cette classe ouvrière est située face aux grandes entreprises et aux sociétés anonymes dans un affrontement entre travail et capital.

“Germinal“ est à ce titre l’ouvrage phare qui servira longtemps de référence aux représentations du travail et de la vie des mineurs. Travail, écrit en 1900, est en revanche bien plus méconnu et peu souvent cité. Zola y défend pourtant davantage des valeurs communautaristes autour des idées fouriéristes et une vision du progrès partagée par ses amis industriels de la Loire, Holtzer et Dorian, chez qui il séjournera. Il faut dire que l’époque a changé, Zola aussi. Travail arrive peu de temps après le J’accuse de l’Affaire Dreyfus (janvier 1898), les procès et l’exil que Zola dut subir, et peu de temps avant son décès en 1902.

On est loin du jeune Zola qui 30 ans plus tôt crachait tout son mépris de La Commune et sa profonde haine des communards qu’il exécrait. Parlant des fusillés il écrivait alors le 29 mai 1871, c’est-à-dire le lendemain de la “semaine sanglante“ :

“… Les bandits, qui, pendant leur vie, ont pillé et incendié la grande cité, vont l’empester par leurs cadavres. On craint que le choléra ne naisse de l’horrible massacre. Jusque dans leur pourriture, ces misérables nous feront du mal.“ (Lettres sur la Commune).

Il écrira encore, à propos de Victor Hugo expulsé de Belgique pour avoir accueilli quelques communards en exil :

“La Belgique a répondu en mettant le sublime rabâcheur à la porte de chez elle, tandis que le peuple, plus expéditif, n’attendait pas la sentence d’expulsion et allait huer ce singulier justicier qui, par prose, promène sa clémence dans les bagnes. Bon Dieu ! Que de bêtises fait commettre l’orgueil, le désir chronique d’étonner l’univers, la volonté arrêtée de penser autrement que les autres ! Victor Hugo a les mains très propres, il ne toucherait pour rien au monde une main noire ; mais la phrase, l’antithèse le pousse à fouiller de loin dans l’ordure. Je connais bien les raisons de son amour pour les galériens : il se prouve sa divinité en daignant descendre dans les cloaques de cette terre.“ (2 juin 1871 - Lettres sur la Commune)

Voir à ce sujet le livre de Julie Moens : Zola l’imposteur, Zola et la Commune de Paris (1)

A propos de Germinal

Emile Zola a commencé son roman Germinal en s’inspirant des faits survenus dans la Loire et notamment la fusillade du “Brûlé“ à La Ricamarie en 1869. Pour se documenter, il avait dans un premier temps projeté de se rendre dans la Loire (selon le Journal d'Edmond de Goncourt), comme il le fera plus tard pour Travail, mais il changea d’avis après le déclenchement le 21 février 1884 de la grève à Anzin dans le département du Nord où il se rendra.

Bref rappel historique :

La grève des mineurs de la Loire en 1869 débute à Firminy le 11 juin et s’étendra rapidement à tout le bassin de l’Ondaine où 20 000 mineurs cessèrent le travail pour réclamer l’augmentation des salaires et la journée de 8h. La répression fut féroce, en particulier le 16 juin 1869 à La Ricamarie, au lieu dit Le Brûlé, faisant 13 morts dont 2 femmes et un bébé de 6 mois. C’est l’épisode sanglant dit de “La tranchée rouge“. Le retentissement de cette boucherie fut immense. Les journaux parisiens dépéchèrent des correspondants sur place, et 5000 soldats furent envoyés en renfort.

La grève se poursuivit jusqu‘au 26 juillet, les patrons finirent par céder et accordèrent la journée de 8h (plus deux heures de repos au fond).

Quelques mois plus tard, le 7 octobre 1869 c’est à Aubin dans l’Aveyron que la répression contre les mineurs fit 14 morts dont, ici encore, deux femmes et un enfant, ainsi que 22 blessés dont 5 décéderont rapidement.

Une des figures emblématiques du mouvement ouvrier de la Loire fut Michel Rondet qui à 26 ans, fonda en 1866 la Fraternelle des mineurs de La Loire ; Association de secours mutualistes qui compta à ses débuts 8000 adhérents et qui représentait les prémisses d’une sécurité sociale. Mais La Fraternelle était bien plus qu’une caisse de secours, elle permettait de contourner les interdictions des associations d‘ouvriers et des syndicats sous Napoléon III.

A la fin du second empire, le 5 septembre 1870 Michel Rondet et d’autres mineurs s’emparèrent de la mairie de La Ricamarie et proclamèrent la République. Lors de l’épisode de la Commune, Rondet fut arrêté le 28 mars 1871 avec d’autres communards à la Mairie de Saint Etienne. Il sera libéré 6 ans plus tard en 1877.
En octobre 1883 il fonde, à Saint-Etienne, la “Fédération nationale des travailleurs du sous-sol“, un des noyaux historiques de la CGT crée en 1895.

Avant qu’il ne transpose l’histoire de Germinal à Anzin, suite aux événements qui eurent lieu en 1884, Zola s’inspira de ces événements antérieurs pour construire son roman. Beaucoup d’éléments en attestent. (voir les références) (2)

Au delà des faits empruntés à l’histoire, on retrouve dans le roman une perception du mouvement ouvrier telle que la bourgeoisie se le représente et s’en inquiète. C’est par exemple l’ouvrier, Lantier, qui vient évidement de Paris pour apporter aux locaux la “bonne parole“, à des mineurs trop bêtes ou trop rustres pour s’organiser eux-mêmes. Bonne parole dont le héros va à la fois rechercher et rendre compte quasi clandestinement auprès du correspondant envoyé par l’Internationale.

Cette imagerie d’une classe ouvrière incapable de s’autonomiser et obéissant bêtement aux ordres de révolutionnaires masqués et étrangers alimentera longtemps les inquiétudes et les peurs des classes dominantes. C’est une vision de l’AIT (la première association internationale des travailleurs 1864-1877) non comme une organisation fédératrice mondiale des ouvriers eux-mêmes mais comme une obscure formation complotiste dirigée par des rouges étrangers.
Par ailleurs, les polémiques et altercations avec Souvarine l’anarchiste sont une parodie simpliste des débats qui traversaient l’AIT à cette époque entre les différents courants du mouvement ouvrier.

Dans un autre exemple, on trouve dans le roman ce geste anarchiste effarant du sabotage du puits de mine qui risque de conduire à la noyade d’autres compagnons restés au fond. Dans l’histoire du mouvement ouvrier on ne trouve aucune trace d’un épisode de cette nature, même si les affrontements avec les briseurs de grève pouvaient être parfois violents. Imaginer qu’un acte aussi inhumain puisse se produire, traduit toute la bestialité que Zola attribuait à ce monde ouvrier. Un monde qui était en fait infiniment plus solidaire et dont l’appartenance à une même classe sociale, au delà des affrontements politiques ou des croyances, définissait des contours à ne pas dépasser.

Et que dire de la castration de l’épicier Maigrat et de son sexe brandi en trophée par des matrones en furie… Ce moment de bestialité sans nom qui inspirera un peu plus tard des journalistes qui s’en serviront pour en travestir une autre réalité (3).

Lantier est un meneur individualiste, essayant de rallier ses compagnons à ses idées au delà de toute communauté de luttes, à l’opposé de l’histoire réelle qui témoigne de la capacité d’organisation des ouvriers en général et ici des mineurs en particulier, ainsi que de la richesse des débats et mouvements sociaux-politiques dans cette seconde moitié du 19ème siècle.

La grève, à la fin de roman, se termine par un échec et verra son héros se détacher de “ces misérables en tas”. Lantier s’éloignera de ce monde, trop inculte pour “causer politique sérieusement”, allant même jusqu’au geste criminel d’une grande violence justifiée par “l’alcool lentement accumulé de sa race”. Une fin désespérante qui en même temps laisse planer le spectre de cette "...armée noire vengeresse qui germait...”.

Dans la Loire, les compagnies minières cédèrent sur plusieurs points. Quatre compagnies minières accordèrent la journée de travail effectif de 8 heures, tandis que d’autres fixèrent la journée à 10 ou 11 heures en incluant les pauses, repas et les temps de descentes et remontées. Pas de quoi avec une telle issue victorieuse alimenter à la fois la compassion et l’angoisse du lecteur !

D’une façon plus générale, le passage par la fiction pose, ici aussi, des problèmes de principe en regard de la réalité. Si la fiction permet de construire des portraits qui évoquent sans doute quelques personnages réels hors du commun, comme il peut en exister dans toute population, les regrouper dans une même histoire où le nombre de héros est réduit, revient à façonner un microcosme hors du réel, établi à partir de quelques traits caractéristiques exceptionnels. Cette association imaginaire regroupe alors dans un même récit tous ceux qui, par leurs caractéristiques même, sont les plus éloignés du groupe social qu’ils sont censés représenter. Mis bout à bout les Marie-couche-toi, les matrones, les ivrognes avec leurs tares héréditaires, les râleurs, les brutes, les détraqués violents, les illettrés, les malades, les vieillards désabusés, les jeunes-voleurs… finissent par représenter une communauté qui n’existe que dans les fantasmes de l’auteur et surtout dans les attentes supposées de son lectorat.

« – Que fait-il donc, cette rosse de Chaval ? Encore quelque fille culbutée sur un tas de pierres !… »

Dans les récits historiques locaux, comme dans l’histoire, petite et grande du mouvement ouvrier, mais aussi les récits familiaux dont ceux de mon père (mineur) et de ma mère (fille, petite-fille, arrière-petite-fille, nièce, cousine, etc de mineurs) on était, bien au contraire, dans un monde où la pauvreté réunissait infiniment plus qu’elle ne divisait en construisant des solidarités (du commun on dirait aujourd’hui) nécessaires à leur survivance. La dignité y était toujours présente, tant dans le quotidien que dans les moments partagés, fêtes, cérémonies…
Dans tout le fatras des vieilles photos récupérées de mes ancêtres, on ne trouve aucune trace de loqueteux ou de dépenaillés. Même en habit de travail on ne perçoit la moindre guenille, et le bleu de travail était lui aussi soigneusement repassé pour le lundi matin. La condition ouvrière ne se vivait pas alors comme une infériorité sociale, mais comme une fierté d’appartenance à une classe, dont la droiture traduisait la profonde honnêteté de vie. On est bien loin de la condescendance des classes dominantes si souvent présente dans les représentations romanesques du monde ouvrier.

Quant à l’émergence du mouvement syndical et de ses luttes, elle fut le résultat d’un travail opiniâtre et quotidien de militants bien loin du suivisme béat et aveugle qu’un beau discours pourrait d’un simple coup de gueule faire advenir. Le fonctionnement de La Fraternelle, par exemple, s’apparentait davantage à celui d’une fourmillière. Les cotisations étaient perçues par des centaines de militants qui notaient scrupuleusement les versements de leurs camarades, se réunissaient dans les nombreux bars existant à l’époque, et décidaient au cas-par-cas du montant à verser lors de maladie, d’accident ou de deuil, le tout dans la confiance mutuelle des milliers de cotisants. Des militants qui par ailleurs après des longues journées d’un travail épuisant trouvaient encore la force de parcourir la nuit des longues distances pour se réunir clandestinement lorsqu’il s’agissait de traiter de sujets plus politiques. Voir l’ouvrage que Claude Cherrier a consacré à Michel Rondet (4).


Zola et "Travail"

Travail est le dernier roman de Zola, publié de son vivant en 1901.
Pour documenter l’écriture de son œuvre, Zola séjournera quelques temps dans la Loire en 1900. Il sera accueilli par ses amis Ménard-Dorian au château Dorian à Fraisses près de Firminy. Les aciéries Holtzer et celle de Verdié qu’il visite et dont il décrit dans le détail de nombreux aspects techniques se situent sur les trois communes contigües d’Unieux, de Firminy et de Fraisses. (A noter que Gambetta séjournera par deux fois dans ce château des Dorian mais également les députés de gauche Jules Favre et Jules Simon.) (photos 1).

Pierre Menard-Dorian député radical de gauche (certain parlent à l’époque d’extrême gauche, comme pour Clémenceau ! mais cela dépend, bien sûr, d’où l’on regarde !) est le gendre de Frédéric Dorian, lui-même gendre de Jacob Holzer fondateur des aciéries qui porteront longtemps son nom.

Frédéric Dorian est un protestant républicain et fouriériste, maire d’Unieux de 1860 à 1865, puis conseiller général, président du Conseil Général de la Loire, il sera élu en 1863 député de Saint Etienne. Il sera ministre des travaux publics du gouvernement dit du “4 septembre“ (1870). Il gère avec Jules Holzer, l’empire industriel construit par son beau-père.

Aline, la fille de Frédéric Dorian est une militante engagée, dreyfusarde, vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme, elle ne cache pas son antimilitarisme et son anticléricalisme. Elle épousera Paul-François Ménard et disposera par ailleurs d’un appartement rue de la faisanderie à Paris dans lequel elle tiendra un salon littéraire qui sera très prisé par les républicains et qui verra défiler Zola, bien sûr, mais aussi les frères Goncourt, Clemenceau, Henri Rochefort, Léon Daudet,... Pauline Dorian, sa fille, épousera le petits fils de Victor Hugo.

Frédéric Dorian fera appel au chimiste Jean-Baptiste Boussingault (dont une des filles a épousé Jules Holtzer, le fils de Jacob) pour la mise au point et les recherches sur les aciers au chrome.

Sorti en 1820 de l’école des Mines de Saint Etienne, Jean-Baptiste Boussingault se mettra dans un premier temps au service de Simon Bolivar au Vénézuela. Il poursuivra sa brillante carrière de chimiste et d’agronome dans les grands instituts parisiens, membre de l’Académie des sciences, professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, Doyen de la faculté de Lyon, il sera également élu député du Bas-Rhin en 1848 et nommé par la suite au Conseil d’Etat.
Un des cratères de la Lune porte son nom en sa mémoire et la passion et le savoir qu’il avait sur les volcans. Un minerai rare porte aussi le nom de “la boussingaultite”. Il passera ses dernières années de recherche dans le laboratoire construit pour lui à Unieux.
(Monument à Boussingault au CNAM (photo 2) )

On retrouve en filigrane les figures de cette dynastie familiale à travers les personnages du roman.

Cette énumération des personnalités liées au grand capital industriel mais également au pouvoir politique, progressistes de gauche, épris de science et de culture… permet de comprendre toute l’ambigüité politique dans laquelle Zola évolue et patauge dans ce contexte.

Il faut reconnaitre que ces grands patrons d’industrie, (Holtzer, Dorian, Menard, mais aussi Les Frères Lumière à Lyon, ou Mimard à Saint-Etienne..), militants du progrès et républicains de gauche et parfois députés, ont bâti quelques réalisations sociales (écoles publiques, logements, dispensaires, bibliothèques, crèches, etc.) dans une visée émancipatrice, laïque et progressiste contrairement à beaucoup de leurs contemporains, grands industriels paternalistes et moralisateurs tels que les Schneider, Wandel…

Dans la seconde partie du roman, l’auteur par le biais de Luc affiche une philosophie empruntée à Charles Fourier (1772-1837) qu’il met en application en construisant une sorte de familistère sur le modèle de Godin, communauté de production, de vie et de distribution de biens… Zola semble ainsi vouloir aller bien plus loin que les réalisations des hôtes qui l’accueillaient dans la Loire en empruntant au fouriérisme ses utopies.

Ce qui est étonnant c’est qu’on est en 1900 et que les quelques tentatives de réalisation de phalanstères dans le monde ont eu lieu plusieurs dizaines d’années auparavant et se sont soldées par des échecs, ce que Zola devait sans doute savoir.
En revanche, Zola parle à la fin de son ouvrage de voiturette électrique ; De la fin du charbon et de son remplacement par l’énergie solaire inépuisable ; De l’agriculture sous serres chauffées ; De la navigation aérienne qui permettra à l’homme de conquérir l’infini de l’espace ; De la correspondance d’un bout à l’autre de la terre et du geste, transmis sans fils ni câbles avec la rapidité foudroyante de l’éclair…. Evoquant le chemin parcouru jusqu’a cette société de paix espérée, il relate la guerre qui verra la moitié de l’Europe se jeter contre l’autre et s’étendre au monde entier faisant des millions de morts notamment par des bombardements aériens…
Tout cela écrit 14 ans avant la première guerre mondiale !

Ce qui est également remarquable, dans la première partie, c’est la description des lieux, des techniques et des gestes professionnels. L’ambiance, l’environnement, le décor sont ceux que l’on pouvait encore percevoir il y a 50 ans dans les aciéries de la région. La “tour de trempe“ des aciéries Verdié modernisée dans les années 30 est encore debout à Firminy, témoin survivant de cet univers d’acier et de poussière. J’ai retrouvé une photo de mon grand-père paternel, à l’intérieur de cette tour prise lors de la trempe d’un canon de marine (photos 3).

Au delà des idées généreuses et utopistes (qui par définition donc ont peu de chance d’advenir) le point commun qui traverse toutes ces représentations du monde ouvrier reste l’incapacité de concevoir son autonomisation. La classe ouvrière ne peut pas par elle-même s’émanciper, c’est toujours les dominants qui savent et décident ce qui est bon et envisageable pour elle, comme dans le roman Travail où la société du bonheur finit par dissoudre les classes en une seule.

Mais Zola n’est pas le seul dans ce déni d’une pensée autolibératrice du prolétariat, la plupart des écrivains reconnus du 19ème siècle partageaient ce point de vue - Victor Hugo compris - non pas tant par opposition de principe mais par méconnaissance de la richesse des débats qui se vivaient à l’intérieur même du mouvement ouvrier. Pour la bourgeoisie littéraire de l’époque il était inimaginable que d’autres puissent penser en dehors d’elle-même. Les Blanqui, Marx, Engels, Guesde, Lafargue, etc… œuvraient et débattaient dans un univers parallèle à celui des romanciers en vogue de l’époque.

Michèle Riot-Sarcey dans son ouvrage Le procès de la liberté  (2016), montre à quel point les idées de liberté, d’émancipation, de révolution sociale.. si riches en ce 19ème siècle ont été maltraitées par l’histoire et supplantées par des récits qui ont réussi finalement à transformer la liberté individuelle en individualisme et la liberté collective en un libéralisme sans limite. On lira en annexe le chapitre consacré à Victor Hugo qui éclaire bien ce mécanisme qui a conduit à réécrire l’histoire dans le sens de la pensée des dominants. (5)

Le Zola de droite et anti-communard, découvrira tardivement les écrits de Jules Guesde. Fasciné par ses articles parus dans le Cri du Peuple il le rencontrera plusieurs fois à sa demande en 1896 (6) Si Germinal est antérieur à ces rencontres, le J’accuse de l’Affaire Dreyfus et Travail, lui sont postérieurs. On peut penser que les leçons et les méticuleuses notes qu’il prit lors de ces rencontres ont, sans nul doute, joué sur le positionnement idéologique de Zola, sans toutefois franchir le pas qui le ferait rompre avec le milieu dans lequel il évoluait. De là l’ambiguité de Zola vis-à-vis de la classe ouvrière qui, tout en meme temps lui fait peur, comme sous la Commune, mais dont la misère et l’exploitation qu’elle subit le révoltent.

Ce qui fait dire à Julie Moens à la fin de son chapitre consacré à Travail (7) , « La contradiction fondamentale de la conception idéologique de Zola apparaît clairement dans Travail : d’un côté, le mépris de la classe ouvrière, en tant que classe capable de prendre en main son propre destin, amène Zola à une terreur devant le mouvement de masse ; de l’autre , Zola ne peut concevoir un avenir sans justice pour cette même classe ouvrière. Il ne peut résoudre cette contradiction qu’en inventant de toutes pièces un système idéal mis en place par ceux-là mêmes qui ont un intérêt objectif à perpétuer le système d’exploitation du prolétariat. La pirouette idéologique est bien dans ce tour de passe-passe utopique.“ écrit-elle.

Elle conclut son livre en s’interrogeant, elle aussi, sur la quasi absence d’une critique historique et idéologique des fictions romanesques qui déconstruisent la réalité et qui avec l’oubli du temps finissent par se transformer en (pseudo) récits historiques.

Jean Paul Achard (mai 2019)





Notes

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(1) MŒNS Julie, Zola l’imposteur - Zola et la Commune de Paris, Ed Aden - Belgique, 2004

(2)
Emile Zola, Dossier préparatoire - page manuscrite 393, Archives Gallica-BNF - Note sur le Brûlé
Emile Zola, Dossier préparatoire - page manuscrite 446, Archives Gallica-BNF - La Ricamarie pour la référence aux emprunts des jugements du tribunal. (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52506851z)

• Dans le dossier pédagogique du Musée de la Mine de Saint Etienne on trouve à titre d’exemple une mise en parallèle de 3 documents : a) Extrait du jugement du Tribunal Correctionnel de Saint-Étienne du, 7 août 1869 ; b) les notes de Zola sur La Ricamarie ; c) L’extrait de “Germinal“ qui lui correspond.

a) Extrait du jugement « Attendu que vers la même époque le 16 à 11 heures du matin, deux ouvriers, les sieurs Colombet et Béal étaient occupés à charger du charbon, lorsqu'une bande de 150 individus s'empara d'eux, les maltraita, les força de se mettre à leur tête avec une branche de houx à la main, les promenant dans le village de la Ricamarie et aux environs, les faisant mettre à genoux, les obligeant à crier "A bas les travailleurs ", les forçant à boire de l'eau sale dans les auges des fontaines, les faisant maltraiter par les femmes, les mettant dos à dos et dansant une ronde autour d'eux. [...]
Attendu que la femme Largeron est signalée par la gendarmerie, par Béal et par Colombet, comme ayant tiré les oreilles à ces deux ouvriers, lorsqu'ils étaient à genoux, qu'elle donne pour excuse des motifs invraisemblables ; qu'elle soutient qu'elle fut poussée sur ces deux malheureux et que dans sa chute, elle atteignit leurs oreilles. »
b) Notes de Zola sur La Ricamarie : (d’après : BECKER Colette, Émile Zola, La fabrique de Germinal, dossier préparatoire de l'œuvre, Sedes, 1986, p 359) « Il y en a un qu'on a fait boire à l'auge, deux ouvriers, Béal et Colombet, maltraités, traînés par les champs pendant 2 ou 3 heures. La femme Largeron leur a tiré les oreilles : "on m'a poussée sur eux, et pour ne pas tomber, je m'accrochais à leurs oreilles. On les a fait boire dans une auge, comme des animaux ».
c) Germinal, Partie V, Chapitre IV : épisode où les grévistes font boire Chaval à quatre pattes dans une mare : « C'était la fin, la bande se retrouva dehors, folle, s'écrasant derrière Étienne, qui ne lâchait point Chaval.
- A mort, le traître ! au puits ! au puits !
Le misérable, livide, bégayait, en revenait, avec l'obstination imbécile de l'idée fixe, à son besoin de se débarbouiller. Attends, si ça te gêne, dit la Levaque. Tiens ! Voilà le baquet !
Il y avait là une mare, une infiltration des eaux de la pompe. Elle était blanche d'une épaisse couche de glace ; et on l'y poussa, on cassa cette glace, on le força à tremper sa tête dans cette eau si froide.
- Plonge donc ! répétait la Brûlé. Nom de Dieu ! Si tu ne plonges pas, on te fout dedans... Et maintenant, tu vas boire un coup, oui, oui ! Comme les bêtes, la gueule dans l'auge !. ll dut boire, à quatre pattes. Tous riaient, d'un air de cruauté. Une femme lui tira les oreilles, une autre lui jeta au visage une poignée de crottin, trouvée fraîche sur la route ».
-> Voir le dossier pédagogique du Musée de la mine de Saint-Etienne

• Bien d’autres éléments montrent l’emprunt que Zola fit aux événements de la Loire à commencer par le nom d’une des principales protagonistes “La Brulé“, mais aussi par le compte-rendu que fit le capitaine Gausserand sur le déroulement des faits. Germinal est publié en 1885

(3) L’affaire Watrin à Decazeville.
Lors d’une manifestation des mineurs en grève, Jules Watrin ingénieur et sous-directeur des mines fut défenestré et lynché par la foule en colère le 26 janvier 1886 en Aveyron. Les femmes n’étant pas les dernières à frapper, la presse relata leur action en évoquant les mutilations sexuelles qu’elles firent sur le cadavre de Watrin, comme dans Germinal avec l’épisode sur Maigrat. Aucune preuve ni compte-rendu officiel n’est venu corroborer ces actes. Les journalistes se sont inspirés semble t-il du roman paru l’année précédente pour décrire les faits et surtout les pimenter par des récits susceptibles d’aguicher les lecteurs

(4) CHERRIER Claude, Michel Rondet. Biographie, Action Graphique, Musée de la Mine de Saint Etienne, 1993

(5) RIOT-SARCEY Michèle,  Le procès de la liberté - Une histoire souterraine de XIXe siècle en France, Paris, La Découverte, 2016

-> Voir extrait en pdf, consacré à Victor Hugo (pp 188 à 197 du livre)

(6) « Fasciné par les articles du Cri du Peuple, Zola a en effet sollicité son ami Paul Alexis, un des admirateurs du journal, pour organiser plusieurs rencontres avec Jules Guesde. Elles se tiennent en mai 1886, alors que Zola est en train de rédiger La Terre. De ces rencontres Zola nous a légué quelques notes enthousiastes, mais aussi critiques. Il relève notamment, évoquant son entretien avec Guesde :
“Toutes les idées de 89 : vieux jeu; la Révolution de 89 a été fatale ; 93 n’a été que de la musique. Peu meurtrie du reste. Traite la grande révolution de légendes (…) Tout ça petit, mesquin, devant ce qui reste à faire, la vraie révolution. Il faut que le pouvoir passe dans les mains d’une autre classe, les travailleurs, pour que le bagne capitaliste, le gouvernement bourgeois, disparaisse.“  » 
DUCANGE Jean-Numa, Jules Guesde l’anti Jaurès ? - Armand Colin - 2017

(7) MŒNS Julie, Zola l’imposteur - Zola et la Commune de Paris, 2004, page 145.





Autres liens et documents


• AUDIN Michèle, Chassepots de La Ricamarie, juin 1869, article en ligne, 2017
• CARME Emile, Zola contre la commune, Revue Ballast, mars 2019, article en ligne
• FAURY Léna, Repenser le territoire de l'industrie en vallée de l'Ondaine, INSA-mémoire d’études, 2018, 172p, en ligne - Ce mémoire contient, entre autre, une riche documentation géographique, historique, culturelle, technique...
• MONDON Hervé, La fusillade du Brûlé, Forez-info, 2007
• PEYRACHE André, La Ricamarie, Ville Image, extrait de “L’imaginaire urbain dans les régions ouvrières en reconversion“, 2013, 59p, pdf
• SÉVERINE, ”Au pays noir“ et "Les mineurs", Reportages que Séverine, fit dans la région stéphanoise, en 1890 suite à la catastrophe du Puits Pelissier, en 1991 suite à la catastrophe au puits de la Manu, puis une année plus tard. Ensemble de texte mis en fome pour ce site
• VALLÈS Jules, Au fond d'une mine, article paru dans Le Figaro en 1866 - en pdf - 31p
• ZANCARINI-FOURNEL, Michelle,  Les luttes et les rêves - Une histoire populaire de la France - de 1685 à nos jours, Chapitre 9, 1. (1867-1870), paragraphe : “Les grèves ouvrières“
• ZOLA Emile, Lettres sur la Commune, 1871 - télécharger en format epub (282ko)
• ZOLA Emile, Germinal, 1885 - télécharger le livre en format epub (495ko)
• ZOLA Emile, Travail, 1901 - télécharger le livre en format epub (551ko)

La Ricamarie, chant du 16 juin 1869, chanté par Béatrice Moulin, paroles : Rémy Doutre, musique : Maurice Galland; arrangements et piano : Nathalie Fortin





photos

(retour texte) photos 1 - Fraisses, le chateau Dorian


Le chateau Dorian, vers 1870 à Fraisses, au centre de l’image.
En arrière-fond on aperçoit Firminy (l’église de St Firmin n’a pas encore son clocher) ainsi que le début d’Unieux et des aciéries Holtzer sur la gauche . (clic sur l’image -> grand format)
Et ci-dessous une photo prise du même lieu au début des années 2000, par Jean-Charles Hassen.


On aperçoit le chateau Dorian au milieu des arbres au 2/3 sur la droite de l’image. En arrière-fond les grands bâtiments sont ceux de Firminy-Centre . (clic sur l’image -> grand format)


Le château Dorian actuel.

Appelé initialement “chateau des Prairies”, construit par l’architecte Leroux en 1868, Pierre Frédéric Dorian y recevait ses amis politiques, Gambetta, Jules Fabre, Jules Simon... Emile Zola y rédigera dans le salon bleu, en février 1900, les soixante quinze pages de notes sur les hauts-fourneaux qui allaient documenter le roman Travail . Clémenceau y fut accueilli à plusieurs reprises.
(D’après Henri Gourdin, Les Hugo, Grasset, 2016)




Unieux : chateau Hotzer et logements ouvriers


Le Chateau des Holtzer à Unieux (sur la droite de la photo datée de 1870), construit en 1863 par l’architecte Leroux (clic sur l’image -> grand format)
En avant plan sur la gauche, on perçoit des logements “à bon marché” appelés alors “casernes”, construits par la fondation Holtzer à partir de 1847, et ci-dessous aujourd’hui une de celles-ci sauvegardée




Une ”caserne” ouvrière réhabilitée en 1973 et 1999
au lieu dit “Le Vigneron” à Unieux et encore habitée

Le château Holtzer aujourd’hui école privée
“Sainte Catherine de Sienne“.




(retour texte) photo 2 - Jean-Baptiste Boussingault


Monument réalisé à la gloire de Boussingault par Jules Dalou en 1865 et érigé dans la cour du Conservatoire des Arts et Métiers à Paris. Le monument a été transféré en 2006 dans le jardin intérieur du CNAM à la Plaine Saint-Denis.

Sorti en 1820 de l’école des Mines de Saint Etienne, Jean-Baptiste Boussingault fut membre de l’Académie des sciences, professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, Doyen de la faculté de Lyon, il sera également élu député du Bas-Rhin en 1848 et nommé par la suite au Conseil d’Etat. Un des cratères de la Lune porte son nom et un minerai rare porte le nom de “la boussingaultite”.
J-B Boussingault passera ses dernières années de recherche dans le laboratoire construit pour lui à Unieux.




(retour texte) photos 3 - Aciéries et tour de trempe

Firminy, la tour de trempe.
Sur la photo de gauche datée du début des années 30 et prise en haut de la tour de trempe, mon grand père est à droite avec un tablier blanc (clic sur l’image -> grand format).
La tour de trempe est encore visible à Firminy. (photo de droite). En fond d’image on aperçoit la cité du Corbusier.



Les aciéries à Firminy entre 1892 et 1910 - photo de Félix Thiollier.
On aperçoit sur la droite, la tour de trempe de ces années-là avant qu’elle ne soit remplacée dans les années 30 par la plus grande



Félix Thiollier a photographié les paysages de la région entre les années 1890 et 1910.
Avec le lien ci-après, découvrez une partie de son œuvre ainsi qu’un aperçu des paysages miniers et industriels du passé de la vallée de l’Ondaine tels qu’on pouvait les percevoir jusqu’aux années 60


-> Photos de Félix Thiollier

Félix Thiollier (1842-1914) est un industriel stéphanois qui à 32 ans laisse en gérance à son associé son usine de ruban pour vivre de ses rentes et se consacrer entièrement à la photographie. Son érudition, sa sensibilité artistique feront de lui un membre actif de la commission des beaux-arts de la ville de Saint-Étienne ainsi que dans de nombreuses sociétés savantes de la région. Proche des frères Lumière il échangera avec eux sur la technique photographique et expérimentera l'autochrome avant sa commercialisation.