Bifurquer qu’ils disaient !



En 2022, on a beaucoup bifurqué. “Bifurcation“ c’était le nom de la 12ème Biennale Internationale du Design de Saint-Etienne, qui se déroulait tout près de chez nous et qui nous a valu les visites bienvenues de quelques amis pour cette occasion. Superbe biennale qui nous faisait ressentir cette créativité débordante en réponse aux enjeux économiques, écologiques et humains du moment.
Mais le mot n’est pas resté accroché à cette manifestation, il a été repris ici et là dans de multiples contextes, comme si ce mot était attendu, comme le messie, (mais Non !) pour exprimer quelque chose de plus large qui n’avait pas encore trouvé son mot-clé.
Fin avril, ce fut le coup d’éclat d’un petit groupe d’étudiants d’AgroParisTech lors de la cérémonie de remise de leurs diplômes appelant à bifurquer, une intervention qui a fait “le buzz“ dans toute la presse y compris la plus réactionnaire et une vidéo vue des centaines de milliers de fois en quelques jours. Les réactions furent nombreuses, enthousiastes ou critiques. Celle de Jonathan Dubrulle dans l’Humanité du 30 mai, lui aussi jeune ingénieur diplômé Agro-Paris-Tech est passée un peu inaperçue ! Il expliquait entre autres que choisir de bifurquer, c’est facile quand on fait partie des dominants… avoir conscience de sa position sociale, est indispensable au renversement de l’ordre établi, sinon on sépare le monde en deux populations : d’un côté celle dotée d’un fort capital culturel, économique et social, et de l’autre côté celle des dominés, une population stigmatisée, accusée de tous les maux de la planète… Il concluait en se demandant si finalement ce ne serait-ce pas “un moyen, violent, de taire des inégalités assourdissantes pour légitimer la domination d’une classe sur l’autre ?

Un mécanisme qui n’a rien de nouveau.

Je ne vais pas rappeler l’épisode des Mao des années 68 et suivantes - plus révolutionnaire que moi tu meures (voir autre texte) - et qui finirent tous (enfin presque car il y eut quelques exceptions) dans les pires structures de domination du système, (publicité, cabinets ministériels, médias mainstream, etc. Alors les bifurqueurs d’AgroParisTech ! on ne reparle dans quelques années, si je suis encore vivant, car pour le moment ce qui tue le plus ce n’est pas tant le réchauffement climatique ou les pesticides, que les guerres : des dizaines de milliers de morts dans celle d’Ukraine commencée aussi en 2022, et en ligne de mire l’éventualité d’utilisation d’armes de destruction massive… c’est aussi la faim : 345 millions d’êtres humains en sous-nutrition dans le monde en 2022 – un mort de faim toutes les 4 secondes. C’est aussi le Covid (environ 7 millions en 3 ans depuis le début de cette morbide comptabilité en février 2020.) Je remarque en passant que Lola Keraron, une des initiatrices de la bifurcation des Agros s’est spécialisée dans les plantes médicinales et qui, sans oublier de mettre en avant son diplôme d’agronome, tient des conférences et écrit quelques articles sur le sujet. Parfait si on ne trouvait pas aussi sur son site Pamacée un article de 2020 “Des plantes en première ligne contre le Covid-19“ rien que ça ! qui encense au passage le professeur Raoult et sa chloroquine ! - Même pas retiré depuis la débandade du Monsieur. Je suis un cueilleur de plantes et un buveur de tisanes, mais reste très attaché à la démarche scientifique comme méthode de connaissance et de progrès humain et toujours prompt à dénoncer le charlatanisme qui accompagne bien souvent les pseudo-alternatives des gourous (de secours) (jeu de mot laid disait Mouna).

Bifurquons qu’ils disaient ! Peut-être mais pas pour se retrouver du côté des antivax, complotistes et autres confusionnistes qui finissent à un moment donné par pencher/penser du côté des thèses suprémacistes, eugénistes, fascistes….

"Ah c’est bien fichu la nature, … les griffes, les crocs, les becs crochus…
adieu ma mie, adieu pervenche… Ah non... pas à dieu non à dimanche …"
(Jacques Serisier – chanson “La nature")

Mais pourquoi diable ont-ils attendu d’avoir le diplôme pour annoncer qu’ils allaient bifurquer. J’ai connu beaucoup de personnes, amis, copains, collègues, objecteurs, pacifistes, traines-savates,… qui un jour ont abandonné une perspective d’avenir qui leur paraissait à contresens de leurs rêves d’une société meilleure, quitte à y perdre pas mal de plumes pour cela. Couper court, sans compromis, sans retour… Parce ce que si on y regarde bien, ce n’est pas la bifurcation qui a été applaudie, mais le projet de bifurquer, nuance de taille quand on sait toute la place occupée par la pédagogie du projet dans les formations et dans le management moderne du capitalisme. Elle est peut être là la différence.

Le projet reste un horizon, une perspective, et puis le projet a ses accompagnateurs, pas une institution éducative, pas un établissement, pas une association sans ses accompagnateurs de projets, c’est même à ça qu’on les reconnaît s’ils veulent décrocher des subventions. Il suffit d’écouter “Carnets de campagne“ sur France-Inter pour découvrir à quel point la campagne, c’est pas du tout le lieu où les fermes disparaissent (27 par jour en moyenne depuis 10 ans), ni le lieu où les agriculteurs se suicident (1 tous les 2 jours en moyenne), non non la campagne c’est là où fleurissent les accompagnateurs de projets, c’est quand même joli dans le décor… et puis si t’as un projet t’es pas seul, on t’accompagne, au cas ou tu te tromperais de chemin ou trébucherais. Bifurquer oui, mais pas marcher sur les plates-bandes quand-même.

Mi-septembre, sur le succès de ce mot-tiroir, Mediapart publie un ebook en ligne gratuit “Bifurquons ensemble !“ de près de 200 pages…

Et fleurissent les mots : désertion, compromission, déconstruire, se réinventer, désinnovation, remédiation, redirection, dénumérisation, sortie du système, transition existentielle, attachement, désattachement, ré-attachement...


Et l’engagement c’est quoi dans tout ça ? Ben... peut-être de ce dont on ne parle pas.

Et l’engagement à bifurquer alors, c’est une bifurcation ou un engagement ?
“J’t’en pose moi des questions, imbécile !“ aurait répondu Fernand Reynaud.

La prestation des huit diplômés d’AgroParisTech, avant d’être un engagement réel ou une bifurcation réelle était une mise en scène d’une promesse dans ce qui était déjà une grand’messe de remise des diplômes. Un spectacle dans le spectacle avec un arrière-fond curaillon et bien pensance. Bien joué, avec un effet immédiat, applaudi chaleureusement par tous les autres diplômés et pas que. Un moment dont peu de médias aurait sans doute parlé s’il était intervenu avant cette communion solennelle de fin de formation.

7 minutes de spectacle démultiplié à l’infini (ou presque) sur youtube, les réseaux,... et là on bifurque pas trop de la société du spectacle. On est en plein dedans.

J-P Achard - fév 2023



12ème Biennale - Cté du Design - mai 2022 - jpa