Par Gérard Paris-Clavel - août 2001
Soumise aux règles de la marchandise, l’information est devenue une industrie. Ses formes sont organisées selon la raison du plus grand profit, mais aussi, selon les schémas de pensée et les signes qu’elle a pour mission d’imposer. Le capitalisme qui la contrôle en a besoin pour créer des consommateurs, conditionner les citoyens.
L’information a perdu sa capacité d’échange au profit d’un discours - la “communication“ - imposé en l’absence de tout dialogue. Les origines sociales et culturelles sont gommées, reste “l’image de marque“ comme vérité historique. La “word culture“, les médias, les réseaux visuels et virtuels sont les nouveaux hameçons de la séduction capitaliste sur lesquels s’enfilent les asticots de l’industrie libérale qui participent à l’expression de ses idées en installant une standardisation des formes.
Utilisant leur capacité de manipulateurs à modifier la réalité à son profit pour l’innocenter de ses méfaits, de sa culpabilité - par exemple quand ils transforment les exploités en exclus - ils se placent sur le terrain du sensible, du symbolique, de l’utilisation d’une culture de forme pour masquer la réalité. Nous pouvons, en redonnant de la visibilité aux “exclus“, combattre cette crise de la représentation, folklorique médiatique, qui occulte les sentiments d’indignation et de révolte.
La perte du corps
Ils nous dépossèdent de notre corps, le découpent en morceaux à vendre, diffusent à un rythme frénétique une multitude d’images concurrentielles. L’image est trahie, réincarnée, sans cesse effacée, remplacée par un “nouvelle image“ encore plus “spectaculaire“. Les violences, la pollution visuelle, le spectacle sans fin des malheurs s’imposent en masquant les souffrances réelles.
Les organisations, partis, syndicats, tout comme les institutions publiques s’enlisent, repliées sur des modèles de représentations publiques dont elles sont les premières victimes. Beaucoup d’associations humanitaires ou politiques sont fascinées par les formes d’expression de la marchandise. Les logos remplacent les drapeaux. Ces bêtises et ces incompétences seraient seulement ridicules si elles n’avaient pas des effets aussi graves. Elles révèlent une démission sur le terrain de l’information et une totale ignorance du rôle et des modes de production des signes publics.
Le plus souvent, les images et les mots s’adressent à des gens qui ne savent pas les lire, s’installent alors des incompréhensions totales. L’école n’apprend pas à lire les signes et laisse le matraquage publicitaire visuel et virtuel, l’information comme spectacle, s’imposer aux enfants comme aux adultes. Cela contribue massivement à annihiler la formation d’une pensée critique. Le capitalisme est la culture dominante.
Repolitiser la ville
Dans les municipalités, là où la démocratie s’exerce en premier lieu, les élus n’ont pas pleinement conscience du rôle des marques comme fer de lance de l’idéologie néo-libérale ; ils sont même fascinés par le baratin publicitaire et s’en inspirent pour leur propre communication.
Ils “négocient“ des panneaux publicitaires payants, impeccables, présentant les objets de l’abondance et des affichages municipaux minables avec quelques feuilles administratives qui se courent après. Forcément, les gens en déduisent que ce qui est public, c’est rien, et que ce qui est commercial c’est super ! Les villes qui tolèrent ça affichent la misère de leur relation avec leurs citoyens. Elles installent des signalétiques d’autoroutes pour indiquer la mairie, les cités et la maison des jeunes. Des panneaux d’interdiction de direction, de stationnement etc. aux formes mondialisées.
Ces signes autoritaires, vides de sens, vous habituent dangereusement à l’ordre de la circulation contrôlée des idées comme des bagnoles. Les élus se laissent fourguer un équipement urbain uniformisé parce qu'ils ne rêvent que de paix sociale, alors que leur rôle est d'organiser le conflit démocratique, de travailler les contre-pouvoirs. Mais qu'est-ce qu'ils apprennent aux citoyens ? Ils peuvent toujours dire qu'ils souhaitent, certains sincèrement, améliorer la vie. Quand les gens se baladent dans la rue, tous les dix mètres, ils ont un signe plus ou moins insidieux du contraire. La démission des politiques laissent la réalité du pouvoir aux technocrates. Le manque d'éducation populaire, le remplacement du militant par le bénévole, l'absence de transversalité entre culture, travail, école, précarité, santé, sports, etc., contribuent à la dépolitisation de la ville. Tous ces abandons laissent une place écrasante, dans l'espace public, à l’industrie récupératrice de la publicité et des médias. Cela nous soumet à une culture payante et divertissante, seule réponse à la pression des inquiétudes, aux angoisses de notre société. Pas d'achat, pas de bonheur !
Pourtant, pour installer la culture des contre-pouvoirs, les villes disposent d'outils importants : des théâtres, les centres culturels, des équipements sportifs, des journaux. Encore faut-il qu'elle développe le projet politique de ses services en prenant le risque d'expérimentation. Une place pour faire de la politique en créant des espaces de solidarité critique et d'échange de savoirs, d'où l'on puisse organiser la circulation de la parole et des idées. Une démocratie directe ou participative dont on nous parle en période électorale et dont on ne voit pas venir les moyens.
Art de vivre
Il ne s'agit pas de représenter le politique, encore moins de l'illustrer. Il est question d’être présent avec son exigence et sa sensibilité artistique au sein d'un mouvement social, participer au conflit politique, que l'on ose plus appeler lutte des classes.
Mais il y a une limite au pouvoir des signes, un moment ils deviennent impuissants ou dérisoires. On ne peut pas parler de la misère du monde et encore moins à agir contre elle seulement avec des images, si on ne les accompagne pas au sein des luttes.
Les assemblées, Les manifestations sont des moments heureux pour partager des images et les mots, donner le désir d'en affronter la nécessaire complexité du sens.
Cette vitalité est le meilleur exemple de résistance. Elle s’exprime par la manière dont on bouge nos corps, on n'est pas statique. D'où tu parles, c'est important, mais c'est pas mal de se déplacer pour parler et expérimenter durant le parcours. L'intérêt c'est : en quoi une pratique politique de l’art est plus intéressante qu’un art politique ? C'est parce qu'une pratique suppose que tu fasses des rencontres. À partir du moment où tu les réalises, tu échanges des pensées, des images, tu t’enrichis.
Pouvons-nous subvertir la réalité, travailler à une mise en représentation d'un bonheur commun en inventant et partageant les signes ?
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La forme de la diffusion induit la nature de l'engagement politique. Beaucoup de producteurs d'images n'ont pas conscience du fait qu'ils ont la possibilité de choisir. Ils se laissent dépouiller de l'acte et de la nature politique de la diffusion : ils pensent que leur production suffit. Ils n’utilisent pas suffisamment leur droit de contrôle sur l'utilisation de leur production.
L'art est un travail. Il se situe comme tout travail dans un rapport social de production. La position d'artisan engagé permet de le partager beaucoup plus largement À l’association Ne pas plier nous avons installé la coproduction comme mode de réalisation. La complicité de plusieurs partenaires, aussi modestes soient-ils, amplifie, améliore le projet initial et rend indépendant vis-à-vis de tout gros commanditaires. Ces coproducteurs participent grâce à leur propre réseau au renforcement de la diffusion.
Il est vital pour la qualité de nos luttes que les acteurs des formes de l'expression se rassemblent, s'organisent on repolitisant leur propos, se rapprochent des autres formes organisées et alternatives du travail et de la vie associative, afin de nourrir un rapport de force qui permettent un échange international et local. Beaucoup de choses sont déjà réalisés en Europe et dans le reste du monde. Ces réseaux sont à cultiver, notre force est notre différence autant que notre nombre.
En réalisant nous-mêmes ce que l'on propose aux autres, l'action parallèlement à la critique, et cela au plus prés de nos lieux de vie. Développons les contre-pouvoirs pour donner de la réalité à nos utopies.
Gérard Paris-Clavel - Atelier graphique “Ne pas plier“- Ivry sur Seine - août 2001